Judas and the Black Messiah
Warner Bros. France

Un leader charismatique, un traître, la fièvre contre-culturelle de 1969, le FBI parano de J. Edgar Hoover : Shaka King réunit tous les ingrédients d’un grand film américain d’injustice, de révolte et de poing levé.

Canal + programme, en exclusivité en France, Judas and the Black Messiah ce mardi soir. Le film est par ailleurs déjà disponible sur myCANAL puis sortira en achat digital ce mercredi 28 avril avant d'être disponible en DVD et Blu-Ray le 9 juin (aux Etats-Unis, il est sorti en parallèle au cinéma et sur HBO Max). Ce drame a offert ce week-end à l'un de ses deux comédiens phares, Daniel Kaluuya, l'Oscar du meilleur acteur dans second rôle.  Première vous le conseille : voici notre longue critique du film de Shaka King.

Daniel Kaluuya remporte l'Oscar du meilleur second rôle et appelle à l’unité

Ils n’avaient même pas l’âge d’entrer dans un bar ou de commander une bière. Le traître infiltré et le « deputy chairman » des Black Panthers de l’Illinois étaient des gamins, presque encore des ados. Ni l’un ni l’autre n’ont bien fini, l’un et l’autre se voyant condamnés à jouer un rôle tragique dans une parabole qui les dépassait. Une parabole écrite et mise en scène par J. Edgar Hoover, avant de l’être à son tour par le réalisateur Shaka King, avec un sens aigu de la perspective. La révolution pensée par le jeune Fred Hampton depuis la « ville des vents », Chicago, ne se voulait pas seulement noire mais prolétarienne, incluant les Native Americans, les gauchistes blancs (y compris sudistes), la lutte des femmes ou encore les Portoricains – toutes les composantes de ce qu’il appelait « le peuple ». Un activisme unitaire que Hampton, 20 ans au moment des faits, 21 sur sa pierre tombale, nommait alors « coalition arc-en-ciel » plutôt qu’« intersectionnalité ». Orateur hors pair, il portait une parole émancipatrice avec un flow de prêcheur gospel. Après Malcolm X et Martin Luther King, il était programmé pour être le troisième étage de la fusée de la contre-culture afro-américaine et de la lutte pour les droits civiques, exactement ce qu’il fallait pour se retrouver dans le viseur des autorités fédérales. William O’Neal, lui, était un petit voleur de rien du tout, recruté par le FBI pour infiltrer l’entourage de Hampton et le trahir de manière décisive le moment venu. Les mettre dos à dos, pile et face d’un même regret historique, est le pari osé et iconoclaste de ce faux biopic. « Faux » car pour qu’il y ait biopic, encore faudrait-il qu’il y ait un destin à raconter, plutôt que son absence, son impossibilité même. Or, celui de Hampton n’eut jamais la moindre possibilité de se déployer, tué dans l’oeuf, coupé à la racine par un système implacable. Quant à celui d’O’Neal, il se fracassa sur sa propre médiocrité.

ILLUSIONS PERDUES. Le terme « black messiah » vient directement d’une note interne de Hoover à ses services. Obsédé par l’émergence de leaders noirs susceptibles d’entraîner « le peuple » derrière eux et donc de mettre en danger le « mode de vie américain » (comprendre « le mode de vie de l’Amérique blanche »), il poussait à leur neutralisation, de plus en plus tôt, de plus en plus jeune, avec de moins en moins de scrupules. En reprenant l’expression à son compte, Shaka King donne d’emblée une direction amère et fataliste à son film. En typo blanche sur fond noir, le titre apparaît comme un mauvais pressentiment, un fairepart des illusions perdues et des promesses sans lendemain. Dans le réel, Hampton ne fut jamais « messie », faute de temps, son nom n’atteignant jamais la dimension iconique de X, King (tous deux morts à 39 ans) ou même Bobby Seale (toujours en vie, à 84 ans). Mais O’Neal, lui, fut bel et bien son « Judas », pris en sandwich entre deux causes, deux leaders, deux mentors, l’activiste flamboyant et le flic rond de cuir. D’une scène à l’autre, O’Neal vibre ainsi aux discours du chairman, se surprend à l’applaudir, à scander ses slogans, à se transformer pour de bon en Black Panther, à se sentir vivre. Puis il boit un whisky ou fume un cigare avec l’agent du FBI qui l’a recruté (somptueux Jesse Plemons, de plus en plus d’épaisseur à mesure qu’il prend du poids), lui-même indécidable, indiscernable, poker face monstrueuse dont on ne saura jamais la part de sincérité et de manipulation retorse.

VERTIGE. En apparence, Judas & the Black Messiah fonctionne donc comme un film d’infiltration d’école : recrutement, premiers pas, suspicion, adoubement et, finalement, choix terminal entre rédemption in extremis et damnation éternelle. L’originalité profonde du film, son risque, son vertige, tiennent à ce que le dilemme d’O’Neal n’a rien de sentimental. Il ne prend pas sa source dans son amitié pour l’homme qu’il est supposé trahir ni dans la confiance que celui-ci lui accorde, mais dans son adhésion progressive à la cause elle-même, qui l’entraîne, le nourrit, le fait vibrer en lui donnant une raison d’être et de vivre, un rôle social et politique à jouer. Et revoilà encore ce mot, « rôle », dont le double sens, selon que l’on est acteur ou pion, sépare le drame de la tragédie, deux formes qui se livrent ici un combat sans merci, entre l’élan des personnages et le couperet de l’Histoire. Le prologue en imper/chapeau Dick Tracy et funkytude black est une fausse piste. Tout le reste du film est un lent fondu au noir, une lumière qui s’éteint inexorablement, l’anti-blaxploitation, l’instinct romanesque et le désir d’exaltation se heurtant à un principe de réalité asphyxiant. Même les séquences de violence, traque à un contre dix, fusillades à un contre cent, sont traitées comme des suicides ou des exécutions. Pourtant, Shaka King réussit à échapper au film strictement funèbre et programmatique. Ni Affranchis ni Irishman – et encore moins (heureusement) Infiltrés – le film n’est scorsesien qu’en surface, chacun de ses choix, de ses effets, chacune de ses scènes s’évertuant avant tout à générer une réaction politique viscérale, plutôt qu’une réflexion morale ou une simple émotion esthétique. L’ironie finale vient de la décision des producteurs de lancer Daniel Kaaluya et Lakeith Stanfield dans la course aux Oscars dans la même catégorie du « meilleur acteur dans un second rôle », comme s’il était impossible de trancher la question du personnage principal. C’est l’éternelle histoire de la poule et l’oeuf. Qui vient en premier, Judas ou le Messie ? L’un peut-il exister sans l’autre ? Toute l’exégèse biblique affirme que non. En mettant en avant la figure du traître, le film acte définitivement la stature prophétique de Fred Hampton et lui offre sa revanche historique sur Hoover, en inspirant au spectateur une révolte sèche et forcément inflammable, à l’instant où elle entre en contact avec les braises raciales de 2021.