Ira Sachs
Abaca/Paname Distribution

Alors que Passages, son nouveau film intégralement tourné en France, sort ce mercredi dans les salles, rencontre avec Ira Sachs, star du nouveau cinéma indépendant américain et invité d’honneur du Champs-Elysées Film Festival.

Avec Eliza Hittman, vous êtes l’un des deux invités d’honneur du Champs-Elysées Film Festival cette année. Quel sentiment cela vous procure après plus de 25 ans de carrière ?

C’est quelque chose de très stimulant, qui me donne aussi beaucoup d’espoir pour la suite de ma carrière ! Je suis heureux d’être ici et de parler avec les spectateurs de mon travail. J’ai toujours eu l’opportunité de réaliser des films très personnels, en restant toujours fidèle à mes thématiques.

Le Champs-Élysées Film Festival célèbre le cinéma indépendant… Comment définiriez-vous cette notion d’indépendance, au cœur de cette industrie qu’est le cinéma ?

La notion d’indépendance évoque l’idée d’une certaine liberté ! J’ai toujours eu cette liberté dont j’avais besoin pour concevoir mes films. Je ne collabore pas avec une industrie. J’estime que mes films sont personnels, et que tout n’a pas besoin d’être articulé par rapport à une suite, un reboot, un remake… C’est ça qui est actuellement en train de tuer le cinéma.

Est-ce devenu compliqué aujourd’hui de produire des films indépendants, dans un monde où les franchises se multiplient continuellement ?

Les cinéastes de ma génération montrent que l’on peut faire des films personnels tout en étant confortable financièrement. C’est devenu quelque chose d’impossible pour la nouvelle génération. Il reste très peu de cinéastes qui réussissent à vivre de leur propre art. Tout dans le cinéma est affaire de capitalisme ! J’ai eu la chance d’avoir été soutenu par Saïd Ben Saïd et par la boîte de production française SBS sur Passages. Je suis extrêmement chanceux. J’essaye toutefois de préparer mon prochain film à New York en ce moment, nous verrons bien !

Vous faites partie de ces nombreux cinéastes, à l’image de Woody Allen, à quitter les États-Unis pour venir poser leur caméra en Europe. Comment expliquez-vous cette envie d’ailleurs ?

On m’a brisé le cœur pour la première fois ici, j’ai pleuré, mais j’ai aussi fait ma première fois…  C’est une ville qui m’est très familière. Dans Passages, mes personnages sont des étrangers qui vivent en France. Cela fait écho à ma propre situation, forcément. Ce serait plus compliqué pour moi de faire un film en France avec des gens qui ne parlaient que français ! *rires*

 

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Paname Distribution

Comment gérez-vous justement ces différents langages dans le film ?

Le premier langage du film est l’anglais, qui est la forme principale de communication dans le monde. Je parle moi-même un petit peu français, mais pas assez pour me faire toujours comprendre ! J’ai eu la chance de pouvoir tourner des films dans différentes langues au cours de ma carrière, en danois, en espagnol, en vietnamien, en russe… Tout cela reflète ma propre vie. Mon mari est équatorien, mon co-scénariste est brésilien, mon monteur est français, mon producteur est tunisien… Travailler avec ces personnes ne diffère donc pas de mon travail avec les acteurs ! Le thème principal du film est en réalité le pouvoir, et d’une certaine manière, l’anglais est une vraie forme de pouvoir.

Pouvez-vous nous expliquer le titre du film, Passages

Ce titre concerne les différents passages qui traversent le film. Passages d’une scène à une autre, mais aussi d’un personnage à un autre, et d’un moment dans le temps vers un autre moment dans le temps. Ce titre est aussi une référence aux films de John Cassavetes, comme Shadows et Faces, où le titre est pratiquement aussi iconique que l’intrigue.

 

Faces
Orange Studios

Passages raconte l’histoire d’un triangle amoureux. Qu’est ce que représente pour vous cette thématique, qui revient constamment dans votre cinéma ?

J’adore le côté érotique et le suspense du triangle amoureux ! Il y a toujours une personne sur 3 qui reste de côté ! Cela concerne ici le personnage de Ben Whishaw, du moins au début du film, avant que ce ne soit celui d’Adèle Exarchopoulos…Ce changement crée un véritable suspense hitchcockien. Dans le film, il y a un fossé entre ce que les personnages désirent, et ce qu’ils finissent par avoir réellement.

On pense aussi forcément à Jules et Jim, avec cette femme entourée de deux hommes, bien que le personnage de Ben Whishaw ne soit pas connecté à celui d’Adèle Exarchopulos au départ…

C’est drôle que vous mentionnez ce film, parce que nous avions au départ une séquence où les personnages de Ben Whishaw et d'Adèle Exarchopoulos se rencontrent à la campagne, avec une courte scène qui est une reproduction presque exacte du film de Truffaut, mais je ne vous dirais pas laquelle ! *rires* J’ai fini par réaliser durant la phase de montage que toute la séquence ne fonctionnait pas avec le reste du film. Ils se rencontrent donc pour la première fois dans la boîte de nuit.

Comment avez-vous tourné ces scènes dans la boîte de nuit ?

Il y a dans chacun de mes films une séquence qui se passe dans une boîte de nuit, et c’est toujours très compliqué ! Énormément de personnes m’ont pourtant dit que ces scènes étaient réussies. Mon but est de montrer quelque chose de réaliste. Au début, il y a un plan où l’on voit les trois personnages qui se rencontrent au bar, et c’est probablement celui que j’aime le moins du film ! Je n’arrivais pas à avoir ce que je voulais, c’est-à-dire les personnages eux-mêmes et l’ambiance de la boîte autour d’eux. En racontant ça, je me rends compte que le film n’est pas vraiment réaliste ! *rires* . Les discussions dans une boîte de nuit peuvent très vite devenir artificielles.

Vos films semblent toujours très marqués par le cinéma français. En regardant Passages, on pense un peu aux Enfants du Paradis, avec ces personnages qui n’arrêtent pas de se croiser, mais aussi aux films d’Éric Rohmer et de François Truffaut…

Les films que j’ai le plus vus et revus dans ma vie sont majoritairement français ! C’est un langage cinématographique avec lequel je me sens connecté. Je suis américain, mais les films français font partie intégrante de mon éducation, de mon quotidien, mais aussi de mes propres souvenirs et de mes inspirations. Il y a beaucoup de réalisateurs français que j’adore et qui m’ont beaucoup inspirés, comme Truffaut, Pialat, Eustache, Akerman…
 

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Après Isabelle Huppert, c’est désormais une autre grande actrice française que vous mettez en avant avec Adèle Exarchopoulos… Comment l’avez vous choisi pour le film ?

Je l’ai vu pour la première fois dans Sibyl de Justine Triet, et j’ai été impressionné par sa performance. Il y a certains acteurs qui ne jouent pas, qui semblent directement intégrés au film. Adèle est une actrice incroyable. Je lui ai envoyé un scénario, nous avons pris un café et elle a tout simplement accepté le rôle.

Son personnage représente une féminité menaçante, tout particulièrement aux yeux du personnage de Ben Whishaw…

J’ai créé ce personnage avec mon co-scénariste Mauricio Zacharias. Nous avons appelé une troisième collaboratrice pour nous aider, Arlette Langmann, co-scénariste [et ex-femme] de Maurice Pialat sur ses premiers films. Je voulais avoir sa perspective concernant le personnage d'Adèle. Elle est la troisième roue du carrosse, il faut lui donner un véritable sens, bien qu’elle finisse pas être éclipsée au bout d’un moment. Pourtant, quand on la voit pour la première fois, elle a un véritable impact…

Ce qui est étonnant dans Passages, c’est que le personnage de Franz Rogowski ne justifie jamais sa sexualité. C’est quelque chose que l’on voit encore trop peu dans le cinéma américain…

Au départ, je pensais que le film serait plus autour de l’identité sexuelle, qui est finalement assez absente. Il y a une différence générationnelle entre ces personnages et mes propres expériences, où j’avais cette nécessité d’établir une identité. J’ai l’impression que ce n’est pas le cas avec ces personnages. De toute manière, ce qu’on voit à l'écran ne sont pas des humains, mais des animaux ! *rires*

Des animaux !?

Le thème principal du film est le corps et le désir qu’éprouve Tomas pour les autres. Ces choses-là n'ont pas besoin d’être cataloguées.

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Paname Distribution

Est-ce que ce film représente quelque chose de personnel pour vous ?

C’est drôle que vous me posiez cette question. Je dirais que non. Il y a des scènes de tension et des scènes de comédie, et je pense que ce qui est intéressant ici, c’est que le personnage de Tomas doit obéir pour la première fois aux règles de la société qui l’entoure. Il a l’habitude de dicter ses propres règles.

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