American Bluff traite de l’affaire Abscam, un scandale politico-judiciaire de la fin des 70’s, mais le carton ironique qui ouvre le film (« Ce qui suit est en partie arrivé ») précise d’entrée de jeu que la vérité ne vous intéresse pas plus que ça…Exactement. Je n’avais aucune envie de faire un film historique, un film-dossier. Si vous voulez en savoir plus sur Abscam, vous pouvez toujours ouvrir un bouquin ou aller sur Internet, des centaines de pages ont été écrites là-dessus. Ce sont les protagonistes et l’argument de départ qui m’ont attiré. J’y ai vu une thématique suffisamment ample – Comment changer ? Comment se réinventer ? – pour espérer en tirer un film opératique. Et puis, par-dessus tout, comme Fighter et Happiness Therapy, ça me paraissait être un terrain de jeu fantastique pour les acteurs.Depuis Fighter, on a effectivement le sentiment que les personnages sont devenus la question centrale de votre cinéma. La façon très précise dont vous les caractérisez à l’écriture, le plaisir monstre que vos acteurs prennent à les incarner…C’est vrai que c’est ma principale motivation. J’aime les gens dont je parle dans mes films. Et c’est vrai aussi que, pour moi, tout a recommencé avec Fighter. Les années qui ont précédé ce film ont été dures. J’étais perdu, j’ai divorcé, j’ai changé de vie, je me suis pris des coups, et ça m’a rempli d’humilité. Je suis revenu avec un regard neuf. Soudain, je me suis senti capable de faire un cinéma qui marcherait à l’instinct, plutôt que de tout intellectualiser comme j’avais tendance à le faire. Rétrospectivement, je pense d’ailleurs que tout ce que j’ai tourné avant n’était qu’un long échauffement me préparant à la période qui s’est ouverte avec Fighter. Dans American Bluff, je poursuis ce que j’ai mis en place dans mes deux films précédents : un sentiment d’intimité très fort avec les personnages, l’importance donnée au rythme des dialogues. Le tout guidé par ce que je considère comme ma sainte trinité : l’émotion, la musique, la mise en scène.Ce qui lie aussi entre eux vos trois derniers films, c’est cette volonté de décrire des communautés très spécifiques de la côte est des Etats-Unis, les classes moyennes de Boston, de Philadelphie, du New Jersey…Quand j’ai lu le script de Fighter – que j’ai ensuite en grande partie réécrit, le premier truc que je me suis dit, c’est : « Je connais ces gens ! On dirait des membres de ma famille. » J’ai beau ne pas être de Boston, j’ai les mêmes à la maison ! Et j’ai alors truffé le film de parents plus ou moins proches. Idem dans American Bluff. Le type qui s’incruste à la table de De Niro, dans la scène du casino, c’est mon cousin Richie ! Il est syndicaliste à l’aéroport JFK. Engager des gars comme Richie, c’est nouveau pour moi, et je pense que c’est une bonne façon de faire des films. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure en parlant de regard neuf. J’avais ça sous les yeux depuis des années, un trésor d’humanité, et je ne m’en rendais même pas compte.On retrouve dans American Bluff les têtes d’affiche de vos deux précédents films. C’est plus facile pour vous d’écrire en ayant déjà les acteurs en tête ?Oui, ne serait-ce que parce que ça rend le processus moins solitaire. Comme je consacre la moitié de ma vie à l’écriture, il faut bien que je m’organise pour sortir de chez moi de temps en temps… Je vais donc chez Christian (Bale), chez Bradley (Cooper), chez Amy (Adams), chez Jennifer (Lawrence), et on passe l’après-midi à discuter, à lire le script, à improviser. J’enregistre nos conversations et, une fois de retour à la maison, je les réécoute pour m’imprégnez du rythme des scènes, de leur énergie, de la musique des dialogues.Dans le film, Amy Adams et Christian Bale tombent amoureux en écoutant un morceau de Duke Ellington, Jeep’s Blues. Et Bale s’écrit, admiratif : « Qui commence une chanson comme ça ? ». On pourrait vous retourner le compliment : la scène d’intro, avec Bale en train de mettre sa moumoute face à son miroir, est vraiment dingue, très surprenante. Beaucoup de spectateurs vont se demander : « Qui commence un film comme ça ? » C’est votre moment Duke Ellington…  Ah, ah, bien vu ! Je n’aime pas pousser trop loin l’analyse de mes films, mais là, vous venez de me donner du grain à moudre… Qu’est-ce que je peux dire de plus ? Jeep’s Blues, c’est l’un de mes morceaux préférés de tous les temps, enregistré live à Newport, dans les années 50, au moment du come-back de Duke Ellington. On entend les musiciens crier derrière lui, c’est tellement vivant. Fantastique. J’ai donné le disque à Amy et Christian avant le tournage en leur expliquant que c’était la pierre angulaire de leur histoire d’amour. Parce qu’Ellington est comme les personnages du film, quelqu’un qui s’est façonné lui-même et a décidé de traverser la vie avec style et élégance. Et c’est effectivement ce à quoi s’emploie Christian dans la première scène du film. Il se métamorphose sous nos yeux. Mais pas seulement parce que c’est un arnaqueur et un menteur… On fait tous ça, tous les matins. On met des fringues, on se maquille, on se fabrique une identité pour affronter le monde.Robert De Niro était fantastique dans Happiness Therapy, c’était son meilleur rôle en quinze ans. Là, il est de retour pour une scène, en mafieux de Miami. Comment convainc-t-on De Niro d’accepter un rôle comme ça ?C’est vrai qu’il a joué tellement de mafieux… Mais j’étais déterminé à le montrer comme vous ne l’avez jamais vu. Le truc à savoir avec De Niro, c’est qu’une fois que vous avez réussi à susciter son intérêt, vous entrez alors dans un cycle de conversations sans fin, ultra-méticuleuses, où le moindre détail est discuté à l’infini. Mais ce que j’ai préféré avec Bob, c’est le jour où il est arrivé sur le plateau. Il a salué les autres acteurs, Amy, Bradley, etc. Tout le monde était costumé, maquillé. Puis il m’a pris à part : « C’est qui le gars là-bas à qui je viens de serrer la main ? ». Je lui réponds : « Bah, c’est Christian Bale. » - « Non, allez, sérieusement, c’est qui ? » - « Mais je t’assure que c’est Christian Bale ! » - « ça, c’est Bale ? Wahou, sacrée transformation. » Et il a fait sa moue, vous savez, la fameuse moue de De Niro ! (Rires) C’était le plus beau compliment qu’on puisse faire à Christian.L’intrigue d’Happiness Therapy tournait autour d’un concours de danse. Dans American Bluff, Jeremy Renner chante du Tom Jones, Jennifer Lawrence du Paul McCartney… Pourquoi est-ce si important pour vous de faire chanter et danser vos acteurs ?Parce que je suis pour l’émerveillement, pour le romantisme ! Je ne veux pas faire du cinéma froid, brutal, ça ne m’intéresse pas. C’est trop facile. Le cynisme ? Non merci. Regarder un film, ou écouter une chanson, c’est comme prendre un antidépresseur, ça modifie votre chimie interne et vous donne l’énergie de continuer. A de nombreuses reprises, le cinéma m’a sauvé la vie. A mon tour, je veux faire des films euphorisants, grisants. Je veux que ce soit vivant, et qu’il y ait beaucoup d’amour. Interview Frédéric FoubertAmerican Bluff de David O. Russell, avec Christian Bale, Amy AdamsBradley Cooper et Jennifer Lawrence, en salles le 5 février