Toutes les critiques de Raja

Les critiques de la Presse

  1. Fluctuat

    Jacques Doillon est du genre à continuer sa carrière de manière imperturbable. Eternel dandy étudiant, il mène son petit bonhomme de chemin cinématographique. Avec Raja, présenté cette semaine à la Mostra de Venise, il tisse un film étonnant, doucement perturbant.
    Le Maroc, c'est les touristes de Marrakech, la ville rouge aux abords du désert de l'Atlas, des jardins dignes de Babylone, une cascade de couleurs franches dignes de tous les magazines de voyage, un eden. C'est aussi une population qui vit de la débrouille, entre respect de la tradition et liberté. Raja est orpheline. Hébergée chez des cousins qui aimeraient se débarrasser de cette bouche à nourrir, elle est amoureuse de Youssef, qui l'a enlevée des griffes d'un mac. Revenue de la veulerie du monde, elle paraît scandaleusement vivante et rieuse. Tentant de s'affranchir du rôle de femme au foyer qu'on veut lui faire jouer, elle ne sait trop que faire de sa vie. Fred est un Français exilé dans son paradis, le temps d'essayer de se remettre d'un désespoir dont il se drape, de vivre une histoire de « cul léger » comme il le dit lui-même. Quitte à se l'acheter.La rencontre a lieu dans son jardin. Raja replante le gazon de sa villa pour gagner quelques sous. Elle accompagne ses camarades de galères dans les chants et les discussions entre femmes qui se moquent de ce dandy français. Lui, sillonne les allées, hésitant… Qui prendre pour se tirer d'ennui ? C'est peut-être parce qu'elle n'est pas très jolie qu'il la choisit. Elle, les pieds dans cette terre qu'elle travaille, lui au-dessus, c'est tout de suite de pouvoir qu'il s'agit.
    Il lui offre, elle devrait pouvoir accepter et ainsi justifier cette toute puissance. Mais Raja, revenue de son passé de putain, ne mélange plus. Contrainte, elle a tant été objet d'échange qu'elle en a encore la nausée. Aujourd'hui, elle décide de sa vie et se soustrait à ces rapports de force, les ignore. Elle accepte les cadeaux comme tels et l'argent qu'on lui tend, elle l'utilise pour payer le loyer et rembourser ses dettes. Ne se sentant pas redevable, elle refuse l'échange sous-jacent que ces présents induisent, prête à ne pas être la plus forte, à être totalement manquante. Indépendante des règles du jeu mis en place par Fred, elle attise son désir. Car Raja ne perd jamais sa fierté...Avec ce 23ème film, Doillon met en place une mécanique très proche des thèmes abordés dans les pièces de Bernard-Marie Koltès. L'échange, et ce qu'on paie, l'implacable solitude que provoque le pouvoir, la confrontation à l'exotisme… tout est là. La figure de Pascal Gregory - un acteur très « Koltésien » depuis qu'il a été dirigé dans de nombreuses mises en scène de Chéreau - y fait référence ne serait-ce que dans sa simple présence. Partant d'un même postulat, le réalisateur manipule pourtant moins ses personnages que le dramaturge. Posant sa caméra à une juste distance, il les laisse mener leurs découvertes, jusqu'à les montrer à fleur de peau, comme s'il posait une équation et nous invitait à en regarder le résultat. « J'aime m'amuser à recherche avec eux [les comédiens ndlr] ce qui est le plus fluide, ce qui s'entend avec le plus de vérité, sans chercher dans chaque scène à tout maîtriser », confiait Jacques Doillon à sa production. « Je n'ai pas d'intention, pas de construction au départ. Tout cela vient en cours d'écriture (…) On essaie bien sûr de contrôler son écriture mais elle vous échappe toujours, et elle vous guide en même temps. Les personnages sont dans le même mouvement ».Les mots ici ne servent pas à communiquer avec l'autre. Chacun d'eux ne parlant que leur langue, ils entament parfois un dialogue de sourds surtout propice à l'expression des sentiments. Logorrhée sans but, déclamée pour les spectateurs, les voisins… les amoureux n'en ont pas besoin. Loin de tout marivaudage, il n'y a de place que pour l'essentiel. Se cherchant sans cesse, aveuglément, tous deux jouant avec la machine du désir, provoquent l'envie charnelle tout en résistant à l'autre. Ainsi, tomberont-ils dans l'abyme de l'amour et paieront le prix d'une vie sans concession.Raja
    Réal. : Jacques Doillon.
    France - 2003 - 1h52mn
    Avec Pascal Greggory, Najat Bensallem, Ilham Abdelwahad.
    Sortie nationale le 3 septembre 2003.
    - Lire la chronique de Petits frères (1998).