Toutes les critiques de Oasis

Les critiques de la Presse

  1. Fluctuat

    C'est quoi l'amour sinon le souvenir de quelque chose ? Une image peinte quelque part, par on ne sait qui, ni vraiment pourquoi. Une Oasis, terre idéale et sauvée du désert, hors du monde, où peuvent venir se concrétiser les rêves et les passions de deux êtres, éloignés du regard des autres.
    Oasis n'est pas un film facile et Lee Chang-dong n'est pas un cinéaste du genre à tomber dans la facilité. Dans Peppermint Candy, son précédent film injustement passé inaperçu en 2002 à sa sortie française, il s'attachait déjà à un sujet difficile, retracer la vie d'un homme (dans une narration à rebours type Memento extrêmement casse-gueule par son trop plein de significations) de son suicide d'adulte à son adolescence, en traversant près de vingt ans d'histoire de la Corée. Vertigineux et poignant, Peppermint Candy révélait la puissance du regard de ce cinéaste alors inconnu, devenu depuis ministre de la culture, du tourisme et des cultes (!) en son pays. La même année, celui qui se révèle être l'un des grands auteurs issus de la nouvelle vague coréenne, aux côtés de Hong Sang-soo et Kim Ki-duk, présente Oasis à la Mostra de Venise. Le film y obtient pas moins de quatre prix, dont celui de la meilleure actrice et du meilleur réalisateur.Oasis raconte l'histoire de Jong-du (Sol Kyung-gu, déjà parfait dans Peppermint candy), débile léger à peine sorti de prison pour avoir provoqué la mort d'un homme dans un accident de voiture, et de sa rencontre avec Gong-ju (Moon So-ri), une paraplégique, fille de l'homme en question. Jong-du est irresponsable, inadapté au monde qui l'entoure, et sa famille est usée par son attitude inconséquente. Celle-ci cherche à lui venir en aide, à lui trouver du travail, mais systématiquement Jong-du n'en fait qu'à sa tête, il n'apprend ni les règles ni la loi. Gong-ju est laissée seule dans un appartement par son frère qui ne se préoccupe guère de ce qu'elle peut vivre ou ressentir. Gong-ju, c'est avant tout un corps bloqué, quasi paralysé, qui ne peut se déplacer mais qui pense, imagine et rêve. La grande force d'Oasis est de considérer avant tout ces personnages moins du point de vue de leurs maladies que de leurs sentiments. Lee Chang-dong rend aux corps leurs capacités de s'autonomiser, d'exister, de s'extérioriser, de partager voire plus simplement de vivre. Ce qu'il filme, c'est moins le facteur social, quoiqu'il soit l'autre partie prenante du film, que l'essence d'une passion qui fait parfois penser à une version singulière de Roméo et Juliette. Le film réussit le tour de force de filmer une romance entre deux handicapés en créant un espace où leur amour se vivrait comme n'importe lequel. Face à l'animosité d'une famille et d'une société, Lee Chang-dong filme un amour simple, normal, presque anodin (on se téléphone comme deux adolescents, on part en balade) tout en réalisant la représentation a priori impossible de l'intériorité de deux « prisonniers » aux gestes et aux mots incapables d'une production intelligible. Il s'attarde sur l'espace intérieur de ces êtres, en partie par des visions surréalistes et fantastiques extrêmement osées mais judicieuses. Celles-ci concrétisent la liberté d'esprits enclos, comme lors de cette scène rêvée où les personnages de la toile intitulée oasis prennent corps et vie et viennent danser avec Gong-ju et Jong-du. Elles montrent avec délicatesse que le handicap physique ou mental n'est qu'un leurre occultant la normalité des sentiments. Oasis est moins un film humaniste sur l'incapacité d'une société à considérer ses malades mentaux et leur possibilité d'intégration (qui ne cesse d'être démentie par la volonté du frère de Jong-du, décidé à le responsabiliser) qu'une oeuvre sur l'altérité. Sa volonté de saisir la maladie, tout en la niant, comme quelque chose qui ne doit pas faire barrière à des relations banales montre le désir de Lee Chang-dong de filmer l'autre dans toute son intégrité. Mais, comme tout ce qui parcourt son cinéma, les choses sont toujours plus ambiguës qu'elles n'y paraissent (ce qui était au fond tout le projet de Peppermint Candy). Et si Oasis offre cette dimension réflexive sur l'altérité, il ne manque pas aussi de questionner le regard que pose l'autre sur son prochain ; ainsi du point du vue de l'autre qui enferme Jong-du et Gong-ju dans leur statut d'handicapé. Les scènes les plus foudroyantes à cet égard sont celles du repas de famille et du commissariat.Dans la première, Gong-ju n'existe pas. Elle est presque considérée comme quelque chose de non approprié, d'inadéquat à la situation, et personne ne lui adresse la parole. Lors de la photo de famille, le frère de Jong-du la déplace telle un objet. La seconde montre l'horreur des préjugés, qui empêchent d'imaginer une relation possible entre ce couple et qu'incarne le frère de Gong-ju, persuadé que sa soeur ne peut avoir été violée. Oscillant sans cesse entre une histoire d'amour banale et pourtant extraordinaire et les préconceptions condamnant l'impossibilité morale d'une telle relation, Oasis questionne avec rigueur et juste distance (pas de cynisme ni de pathos malgré quelques envolées comiques audacieuses et réussies) la frontière entre le monde et l'individu, le rôle et la place à tenir, l'image de soi et celle que les autres en ont, et enfin une soi disant normalité ou anormalité. En s'emparant avec courage d'un sujet et de personnages potentiellement risqués, Oasis reste en adéquation avec son sujet sans jamais tomber dans la complaisance. Se situant à la hauteur de ses personnages, Lee Chang-dong ne les sacrifie jamais pour une quelconque cause ou démonstration morale. Son film peint avant tout un amour étonnamment touchant qui nous rapproche d'états d'âme et d'existences auxquels le cinéma ne s'est que rarement intéressé. Après Green fish (son premier film inédit) et Peppermint Candy où l'individu était broyé par les changements historiques, Lee Chang-dong montre ici comment deux êtres hors de tout pourraient survivre, vivre, dans un monde qui leur est hostile et trouver une forme de liberté. Film ambitieux et rare, à l'interprétation sidérante (Sol Kyung-gu, déjà parfait dans Peppermint Candy, et Moon So-ri sont exceptionnels, avec leurs regards si difficiles à percer et que pourtant le film parvient petit à petit à nous faire partager), Oasis est sans doute l'un des plus beaux mélodrames de cette année. Pleurer ou simplement s'émouvoir devant des choses aussi naïves devenant maintenant si difficile au cinéma, on ne va pas s'en plaindre.Oasis
    Réal. : Lee Chang-dong
    Avec : Sol Kyung-gu, Moon So-ri
    Corée du sud, 2002, 2h10.
    Sortie nationale le 12 Novembre 2003