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D’abord le club : les stroboscopes, la sueur et les couloirs saturés. Le rythme monte progressivement à mesure que la caméra fend la foule. La boîte de nuit est un chaos jusqu’à ce que l’écran se fige sur une fille qui danse. Tout se calme, tout se tend. Un peu plus tard, on retrouve cette fille dans la cour d’une université chilienne. Cette fois-ci, les corps s'organisent, la caméra respire, et soudain tout explose : le béton devient caisse claire, la foule un orchestre. Mots d’ordre scandés, chorégraphie qui claque, l’énergie pure du numéro musical file des frissons.
Julia est étudiante en musique, et elle plonge tête la première dans la révolte féministe quand des rumeurs d'abus secouent sa fac. Mais à mesure que la lutte se structure, elle revit un épisode confus avec Max, l'assistant de son prof de chant. Qu’a-t-elle vraiment vécu après la boite de nuit ? Faut-il tout dire, tout de suite ? Dénoncer publiquement ou jouer le jeu des procédures ? La vague qui portait Julia est en train de l’avaler. Et le campus devient un ring où l'intime fracasse le collectif.
La Vague est un vrai film politique. Mais Sebatian Lelio n’assène rien. Il tresse les contradictions, ralentit quand la colère accélère, écoute quand la foule rugit, distribue la parole (ou les airs). Transformer un soulèvement étudiant en comédie musicale ressemble à un pari fou, mais il est totalement réussi - et on se prend à penser à Emilia Perez plus d’une fois. D’abord parce qu’il y a du cinéma. La première chorégraphie dans la fac sidère par sa lisibilité, sa fluidité et son énergie. La caméra respire, glisse, revient, sans jamais écraser les visages dans l’abstraction d’une masse. On voit les lignes se former, se fissurer, se recomposer - c’est de la politique à hauteur de corps. La bande-son pulse sans maquiller le réel : le groove est plus que cool, entraînant. On danse, et on pense. C’est l’autre point fort du film. Le metteur en scène de Gloria Bell ne fait pas dans le décoratif et ses chorégraphies sont d’abord des manifestes; ses refrains portent des démonstrations et ses zooms dissèquent des rapports de force. On a pu reprocher à Lelio ses dialogues qui prennent par endroits la courbure du slogan, ses personnages qui glissent parfois vers l’archétype (la militante inflexible, le recteur prudent, le prof progressiste à géométrie variable, l’opposant victimaire qui se raconte en martyr). Mais cette tentation du schéma n’est pas une faiblesse, c’est le risque assumé d’un film qui veut donner la parole à tout le monde, épouser tous les points de vue. La Vague est didactique au sens noble (il éclaire), dialectique au sens fort (il confronte). S’il utilise des archétypes c’est pour mieux faire tenir dans un même cadre la cacophonie des positions. Et l’énergie démente qui porte l’ensemble (le tempo nerveux et l’ironie qui dégonfle les certitudes au moment où elles se figent) rafle tout. On passe du collectif au solo, du témoignage à la satire, d’un baiser à une assemblée générale : le film respire par contrastes.
Jusqu’au final (l’occupation générale) : là, Lelio flirte avec le méta, s’autorise un clin d’œil au quatrième mur. Les chansons deviennent de vraies scènes de plaidoirie et la chorégraphie prend des accents de contradictoire - les répliques se répondent en canon, les gestes s’opposent. C’est du Demy branché sur un mégaphone, un Mamma Mia MLF, bref : une pop politique qui refuse la pose. La Vague n’est peut-être pas parfait, mais sa puissance visuelle, sa pulsion et sa manière d’embrasser le débat sans jamais le boucler en font un spectacle puissant de notre époque. La vague va déferler. Vous allez être un peu trempé - mais une fois au sec, beaucoup plus lucide



