Un long dimanche de fiançailles
Warner Bros/Première

France 3 bouleverse ses programmes pour rendre hommage à Gaspard Ulliel.

"Si Manech était mort, Mathilde le saurait..."

Gaspard Ulliel est décédé hier, à seulement 37 ans. France Télévisions lui rend hommage dès ce soir en rediffusant Un long dimanche de fiançailles, de Jean-Pierre Jeunet (La Cité des enfants perdus, Delicatessen), son plus gros succès au cinéma : en 2004, ce film de guerre avait attiré 4,3 millions de spectateurs dans les salles françaises. Le comédien sera aussi au coeur de la soirée ciné de dimanche soir, sur France 2, la chaîne diffusant pour la première fois en clair Sibyl, de Justine Triet.

Virginie Efira en mode majeur dans Sibyl [Critique]

A sa sortie, Première avait apprécié Un long dimanche..., un peu moins que Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain, certes, mais Olivier de Bruyn trouvait tout de même de nombreuses qualités à cette oeuvre ambitieuse. Audrey Tautou était en couverture du n°334 (octobre 2004), et révélait à quel point elle s'était impliquée dans ce rôle. Jean-Pierre Jeunet, lui, revenait sur ses obsessions au cinéma, de son goût pour les teintes vertes à son jeu sur la nostalgie et les ambiances rétro, en passant par ses choix d'acteurs hors-normes. Voici un extrait de notre critique, puis des propos de la star et du réalisateur du film, recueillis par Christophe Narbonne et Nicolas Schaller. 

Le festival de l'Alpe d'Huez rend hommage à Gaspard Ulliel : "Le plus gentil des mecs"

La critique de Première : Dès les premiers plans, la "Jeunet’s touch" déploie ses oripeaux. Dans les tranchées, sous une pluie battante, les hommes souffrent mille maux. Défilé de l’horreur guerrière. Membres arrachés, cadavres enchevêtrés, soldats qui cherchent un réconfort fœtal dans les cavités de la terre. La mise en scène est majestueuse, l’atmosphère oppressante. Le ton, singulier. La suite ne dément pas. En adaptant le livre de Sébastien Japrisot, Jeunet trouve matière à l’édification d’un film absolument personnel. Un best-of où l’on retrouve toutes ses obsessions thématiques et visuelles. (...) 
L’histoire est profondément romanesque, l’aventure de Mathilde une affaire passionnelle. Face à la violence insoutenable de la guerre et à la sensibilité écorchée de son héroïne, Jeunet filme ce qu’il a toujours su filmer. Des accidents hasardeux, des vignettes rétro, des tronches de vieux amis (Pinon, Dreyfus) ou de nouveaux venus (Cornillac, Dupontel), et surtout, last but not least, Audrey Tautou, qui, trois ans après son fabuleux destin initial, se retrouve affublée des mêmes caractéristiques volontaires et émotives. Audrey est parfaite, et dans un sens le film aussi. Impeccablement scénarisé, mis en scène et photographié. Rien ne dépasse, ne déborde, ne fait tache. Problème: cette impressionnante maîtrise formelle transforme plus d’une fois la fiction en bel objet glacé. Nickel mais un tantinet dépourvu d’émotion et de vie. Et ce qui emballait dans Amélie Poulain, film aux ambitions plus modestes, pose parfois problème dans un tel contexte. Cela dit, les réserves (sérieuses) ne doivent pas gommer l’essentiel. Malgré le budget colossal de cet authentique french blockbuster, Jeunet signe un vrai film d’auteur. Populaire et exigeant.

 

Un long dimanche de fiançailles
Première/Warner Bros

 

Audrey Tautou : "Je m’y suis retrouvée dans cette fille"

« Amélie, je l’ai trouvée un soir, comme ça [elle claque des doigts]. J’imaginais une sorte de fée avec un certain port de tête, la nuque raide, qui a du mal à communiquer avec les gens. Je l’ai ensuite jouée très facilement. Pour Mathilde, c’était complètement différent. À la lecture du roman, je m’en étais fait une idée qui ne correspondait pas forcément à celle de Jean-Pierre. J’avais peur de son côté Columbo en corset! Je la voyais plus explosive. À un moment, dans le bouquin, elle traite un personnage de “mange-merde”. J’aurais bien aimé tourner cette scène. Mais Jean-Pierre préfère la retenue. Il m’a demandé de me contenir... Comme je n’ai pas passé d’essais, j’ai beaucoup tâtonné. Il m’a fallu trois, quatre jours pour trouver le personnage. Je voulais vraiment être à la hauteur du roman, que j’avais toujours à portée de main. Mathilde, pour moi, ravale ses larmes. J’ai gravé dans ma tête que si elle ne retrouve pas Manech, elle se tuera. »

« Je ne correspondrai peut-être pas à l’idée que les nombreux lecteurs se faisaient du personnage. En tout cas, je ne me suis pas moqué d’elle ni d’eux. »

« En arrivant sur le plateau, je me suis dit que je rentrais dans un long tunnel. Et, de fait, j’ai été sous terre pendant cinq mois. Je me suis laissé grignoter par Mathilde, comme si j’étais à l’intérieur de son cœur... Je me suis aperçue à cette occasion que je me mettais au diapason des personnages. » 

« Je n’arrive pas à écarter Mathilde. J’en suis presque honteuse. Je m’y suis retrouvée dans cette fille... C’est bête, hein? J’aime son décalage, sa manière de se démarquer des autres. Moi-même, je me sens décalée par rapport aux illusions que je me fais sur la nature humaine. J’ai du mal à accepter l’impureté des hommes, leur face sombre. Je n’ai pas été préparée à affronter ça. Je ne suis pas quelqu’un qui combat, qui dit les choses. Pour cette raison, je ne suis pas à l’aise dans le monde du cinéma. J’ai conscience de faire désormais partie des meubles mais je ne me sens pas prisonnière. Je pourrais arrêter demain. »

« C’est maintenant que ça se complique. Il m’est de plus en plus difficile de me régénérer. J’aimerais pouvoir jouer des héroïnes très différentes, aborder mon métier autrement: soit faire disparaître la part de moi qui existe dans chaque rôle; soit ne pas me cacher derrière les personnages. Pulvériser enfin cette pudeur qui me colle à la peau! »

 

Un long dimanche de fiançailles
Première/Warner Bros

 

Jean-Pierre Jeunet : "Notre référence, avec mon directeur photo Bruno Delbonnel, c’était Le Parrain 2"

DANS LE DOMAINE DE L’ÉMOTION, JE FUIS LA FACILITÉ

« Avec Un long dimanche de fiançailles, le danger de tomber dans le mélo démonstratif existait. Pour ma part, je préfère La Leçon de piano à Dancer in the Dark. Je trouve qu’une scène est réussie quand l’émotion est contenue, comme à la fin du film. Je fuis la facilité. Idem pour l’humour. Le coup de pied au cul qui fait tomber le mec dans la piscine, non merci! Dans Delicatessen, la scène où, la grosse dame tire sur la chasse d’eau et se la prend sur la gueule faisait hurler de rire les salles. J’en ai toujours eu honte. C’est un gag facile et merdeux. »

MON GOÛT DES VIEUX OBJETS RÉPOND À UN CHOIX ESTHÉTIQUE 
« Vous ne trouvez pas, vous, qu’une boîte de biscuits des années 50 est plus bandante qu’un paquet de Lu d’aujourd’hui? Pareil pour les fringues ou les bagnoles. Là-dessus se greffe le plaisir de jouer sur les décalages. Dans Delicatessen, je filmais une télécommande dans un univers années 50. Quand on vient de l’animation comme moi, c’est le genre d’anachronismes qu’on aime. On va encore sûrement me reprocher l’esthétisme du film. Mais je ne lis jamais une seule critique sur la laideur des films français. C’est pourtant le cas de la majorité d’entre eux! Aujourd’hui, j’ai envie d’une autre forme d’esthétisme, de musiques plus modernes. Je pourrais très bien réaliser un film futuriste comme Bienvenue à Gattaca [Andrew Niccol, 98]. Récemment, j’ai été très impressionné par Collateral, de Michael Mann. Je n’avais jamais vu Los Angeles filmé de cette manière. »

JE REVENDIQUE À FOND LA NOSTALGIE,  JE N’EN AI PAS HONTE
« Un jour, j’étais dans ma voiture et une durite sentait le chaud. Exactement la même odeur que mon vieux projecteur super-8... Ça n’a rien à voir avec le fait de vivre dans le passé ou de se complaire dans le “c’était mieux avant”. C’est une forme de petit plaisir de la vie, un mélange de tristesse et de bonheur. On a tous ça en nous. »

J’AI TOUJOURS ÉTÉ ATTIRÉ PAR LES GENS UN PEU EN MARGE, LES «MONSTRES»
« J’adore Freaks, de Tod Browning... Mathilde est décalée, tout comme l’était Amélie. Elle est seule contre tous – ça aurait fait un bon titre. Son obstination est magnifique. En revoyant le film, je trouve que la résolution de l’histoire d’amour compte moins que sa victoire personnelle. Je crois plus à l’individu qu’au groupe. »

LE VERT ET L’OCRE SONT LES COULEURS CARACTÉRISTIQUES DE MES FILMS
« Dans Un long dimanche de fiançailles, les dominantes sont sépia, comme les photos d’époque. Notre référence, avec mon directeur photo Bruno Delbonnel, c’était Le Parrain 2, en particulier les somptueuses scènes de flash-back. Quand je revois le DVD du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain qu’ils ont réalisé en mon absence – et raté – , je
trouve le rendu moyen. Ça pète de partout. »

JE CROIS À LA VERTU DU TRAVAIL, DE L’ARTISANAT 
« Mettre en scène, c’est comme poncer, vernir, re-poncer, re-vernir... Le story-board sert à ça. On réécrit quinze fois le scénario, puis il y a un premier story-board qu’on corrige, qu’on remodifie... Quand arrive le tournage, je filme d’abord les scènes tirées du story-board au Caméscope, dans le décor et avec des doublures. Si je trouve mieux, je
change tout. Je pousse aussi les acteurs à me proposer des choses. Il m’arrive même de travailler sur des impros. Par exemple, dans la scène de la rencontre entre Jodie Foster et Jérôme Kircher, j’allais souffler une réplique à l’un sans prévenir l’autre. » 

QUAND JE REVOIS MES FILMS,  JE NE REMARQUE QUE LES DÉFAUTS
« Il me faut plusieurs mois pour réussir à les apprécier comme n’importe quel spectateur. Dans Un long dimanche..., Manech se prend une balle dans la main. Quand il fait “Aaarghhh”, la postsynchro est un peu trop fort. Eh bien, je ne suis pas loin de me dire que j’ai raté le film. »

La bande-annonce d'Un long dimanche de fiançailles :


Un long dimanche de fiançailles : le plus français des films américains