Rosetta : Les frères Dardenne ont bien mérité la Palme d'or en 1999
ARP

Emilie Dequenne est inoubliable dans ce drame inspirée par K, le héros du Château de Kafka.

En 1999, les grands gagnants du festival de Cannes furent Luc et Jean-Pierre Dardenne, qui ont remporté la Palme d'or pour Rosetta, à revoir ce soir sur France 4. Une œuvre qui ne partait pourtant pas favorite : à l'époque, tout le monde pensait que Pedro Almodovar remporterait ce prix pour un autre drame, Tout sur ma mère (qui sera lui programmé le vendredi 26 mai sur France 5). Mais le jury de David Cronenberg a finalement préféré honorer le parcours de la jeune fille à la vie précaire, incarnée par Emilie Dequenne. A seulement 18 ans, elle était parfaite dans ce rôle de femme forte, prête à tout pour s'en sortir. Le soir où les deux réalisateurs ont été honorés, elle décrocha d'ailleurs le Prix d'interprétation féminine. Une double victoire, qui fut suivie en 2006 d'une nouvelle Palme d'or, pour le duo, cette fois pour L'Enfant.

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A l'époque, Fluctuat, site culturel partenaire de Première, avait été emporté par Rosetta, et détaillait dans une longue critique pourquoi ce film méritait de recevoir le prix principal du festival de Cannes. Nous la repartageons ci-dessous.

Rosetta galère. A peine sortie de l'adolescence, elle squatte dans une caravane ouverte à tous les vents, dans un camping en bordure d'autoroute. Sa mère alcoolique pour seule compagne, elle se lève chaque matin pour livrer un combat titanesque contre le monde ordinaire.
Il faut manger, se laver, trouver du travail. Chaque acte devient compliqué, tout est violence. Rosetta est forte d'une énergie désespérée, celle du noyé qui continue de lutter quand tout espoir semble perdu.

Dans une Belgique apocalyptique, gigantesque friche pouilleuse et humide, Rosetta s'accroche à ce qu'elle peut : un boulot à l'usine, un petit commerce à partir de vieux vêtements, un oeuf à la coque. Dans un monde qui ne veut pas d'elle, ses efforts deviennent pathétiques, les frères Dardenne l'ont voulu ainsi : « On a pensé au personnage de K, dans Le château de Kafka, qui ne peut pas accéder au château, qui est toujours refusé dans le village, qui se demande si lui existe vraiment. Cela nous a mis sur l'idée d'une fille qui est mise dehors, qui veut obtenir quelque chose qui lui permettrait de rentrer dans la société, et qui est tout le temps remise dehors ».

Comme dans les vies les plus tristes, le film ne repose pas vraiment sur un scénario, mais plutôt sur l'enchaînement de situations où domine la volonté de survivre en environnement hostile. La répétitivité des gestes témoigne de la pesanteur des démarches imposées à l'héroïne. Les Les frères Dardenne la filment à plusieurs reprises lorsqu'elle retire ses chaussures et met ses bottes pour rejoindre sa caravane. Quand les pensées sont entièrement construites autour de ces actions dérisoires, comment se projeter, au sens littéral, dans l'avenir ? Il n'y a qu'un présent glauque, toujours recommencé, une sorte d'agitation inutile et cyclique au pays de la misère.

« On avait décidé de ne pas partir d'une intrigue, mais d'une personne. Contrairement à La Promesse, on voulait construire le scénario en fonction des choses qui se passent. Il fallait mettre le spectateur dans la position où il se demande : "Qu'est-ce qui va lui arriver ? Comment va-t-elle se débrouiller avec ce qui lui arrive?" C'était à nous de trouver une nouvelle manière d'écrire dans ce sens, sans construire. »

Anna Arendt, dans son analyse des systèmes concentrationnaires, montrait que tous les hommes sont égaux dans l'horreur, les camps de la mort ayant aboli la différence entre les bourreaux et les victimes. Toutes proportions gardées, Rosetta applique ce schéma psychologique et dramatique. Prête à se faire kapo du système qui l'étouffe, elle ira jusqu'à trahir son seul ami. Le courage artistique des frères Dardenne transparaît dans cette volonté de casser le manichéisme qui étouffe la création cinématographique.

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