Pendant près de deux heures, le réalisateur de Heat, Collateral ou Ali a déroulé le fil de sa vie de cinéaste - entre souvenirs intimes, réflexions politiques et considérations techniques. Un moment suspendu, à l’image de son œuvre : tendu, lucide et passionnant.
Lyon, octobre 2025. Dans la grande salle de la Comédie, un silence concentré s’installe avant que ne monte les applaudissements. Michael Mann s’avance, sourire discret, silhouette droite, regard d’ingénieur et de poète. Le réalisateur de Heat, Collateral ou Ali est l’invité d’honneur du Festival Lumière. Durant près de deux heures, il déroule sa vie comme un plan-séquence : sans nostalgie, mais avec méthode et intensité.
« Je cherchais désespérément ce que je voulais faire de ma vie, raconte-t-il d’une voix calme. Peut-être devenir psychologue, ou professeur de littérature… Rien ne me satisfaisait. Puis j’ai suivi un cours d’histoire du cinéma. Une nuit glaciale du Wisconsin, en sortant d’une projection de film muet, j’ai eu la révélation. C’était comme si le ciel s’ouvrait et qu’une main géante descendait vers moi pour me dire : tu feras des films. »
Ce souvenir, presque mystique, éclaire toute la trajectoire de Mann : celle d’un réalisateur qui ne s’est jamais détourné de cette “main du ciel”, fidèle à une exigence née du choc esthétique. Le cinéma, pour lui, ne s’est jamais résumé à une carrière ; c’est un engagement total, une manière de penser.
Il poursuit, comme s’il cherchait encore les origines de cette vocation.
« Mon premier court métrage s’appelait Dead Birds. C’était le mélange de tout ce que j’aimais : la musique - le blues de Chicago, Muddy Waters, Howlin’ Wolf -, l’image, la narration. C’est de cette fusion qu’est née mon envie de diriger. »
Tout Mann est déjà là, dans cette alchimie entre le son et le réel. La musique n’est jamais décorative, elle fait partie du souffle, du rythme intérieur de ses personnages. Elle est, dit-il, “la pulsation du monde”.
Le cinéaste se souvient alors de 1968. La voix se fait plus grave, plus lente.
« Cette année-là, j’étais à Paris pour NBC News. Les étudiants refusaient de parler aux journalistes américains, mais ils acceptaient de me parler. C’était une époque de chaos et de conscience : l’assassinat de Martin Luther King, celui de Bobby Kennedy, les émeutes de Chicago, les morts au Mexique… Le monde s’éveillait. »
Il marque une pause.
« Il y avait cette idée d’un engagement au-delà de soi-même. Ça a forgé ma vision du monde. On ne pouvait plus être neutre. Ça, je l’ai gardé dans tout ce que j’ai fait ensuite. »
Dans son récit, les années 60 deviennent le socle invisible de toute son œuvre : la conscience politique de The Insider, la colère de Ali, la mélancolie de Heat. Mann ne sépare jamais l’intime du politique, ni la forme du sens.
« Thief est inspiré d’un vrai voleur. Heat vient d’un vrai flic. Leurs vies s’entrecroisaient. Ce que je voulais, c’était que tous les personnages aient une existence complète, qu’on comprenne leurs valeurs, leurs contradictions. Dans Heat, même le chauffeur a une vie. Je voulais abolir les stéréotypes du drame classique. »
Pendant ces deux heures, le cinéaste n’a pas seulement analysé son travail, il l'a revisité un peu comme un territoire philosophique ou même moral. Un lieu où chaque geste a du poids, où chaque regard compte.
Puis vient Ali, et avec lui une autre manière d’aborder le réel.
« Ali se demandait : Je suis un homme noir, musulman, champion du monde — que dois-je représenter ? Le film raconte cette question. Je voulais que le spectateur voie le monde à travers ses yeux, qu’il entende la musique de Sam Cooke, qu’il ressente l’énergie de l’Afrique. »
Chez Mann, la biographie se transforme en quête de conscience. Son cinéma, à la fois physique et spirituel, capte le moment où l’individu se transforme en symbole sans jamais perdre son humanité.
Et quand il parle de Collateral, c’est la même logique : la recherche d’une vérité sensorielle.
« J’ai toujours voulu capturer la beauté de Los Angeles quand le brouillard reflète les lumières orange. La pellicule ne pouvait pas le rendre. Le numérique, oui. Il y avait là une vérité : la ville respirait autrement. Quand une nouvelle technologie apparaît, il ne faut pas l’utiliser pour imiter l’ancienne, mais inventer avec elle un nouveau langage. »
La conversation s’achève sur une note simple, presque intime.
« Mon conseil ? Évoluez sans cesse. Soyez authentiques, même si cela vous met en danger. La pire erreur, c’est de s’imiter soi-même. Quand on arrête de se remettre en question, on meurt — artistiquement, du moins. »
Mann, 82 ans, continue d’avancer. Avant de quitter la scène, il confirme que Heat 2 devrait entrer en tournage à l’été 2026. Le public se lève, longuement.
Soixante ans après sa révélation dans le froid du Wisconsin, il reste cet homme en marche, tendu vers l’image suivante. À Lyon, il a donné une leçon. Toujours en mouvement. Toujours vers l’avant.







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