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"Tu me remercieras quand tu auras gagné l’Oscar".  

Les reshoots ont mauvaises presse. Ces plans additionnels, qui interviennent après la fin théorique du tournage, symbolisent aujourd’hui le manque de liberté des réalisateurs, qui se voient (plus ou moins) imposer des modifications par les studios. Ce fut récemment le cas de Suicide Squad (pour injecter de l’humour) ou de Rogue One (pour ajouter l’épique scène finale avec Dark Vador).

Pourtant, tourner des scènes supplémentaires et retoucher un scénario en cours de route n’a en soit rien de honteux. Surtout quand c’est le réalisateur lui-même qui le sollicite. Certains des plus grands films de l’histoire du cinéma sont passés par là. Et Le Parrain (1972) de Francis Ford Coppola, qui sera projeté en ce samedi soir au Cinéma de la Plage, à Cannes, pour fêter son 50e anniversaire en public, en est sans doute l’exemple le plus marquant.

 

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A la fin du tournage du Parrain, Coppola se fait des nœuds dans le cerveau. Le film ne fonctionne pas. Il manque une scène de réconciliation entre Vito Corleone et son fils Michael pour boucler l’histoire. Problème, elle n’existe pas dans le roman de Mario Puzo. Désespéré, Coppola appelle à la rescousse son ami et scénariste Robert Towne. Towne avait sauvé Bonnie & Clyde quelques années plus tôt et allait s’imposer comme une des plus grandes plumes du Hollywood des années 1970 en signant notamment Chinatown.

Il y a urgence, il ne reste qu’un jour de tournage avec Marlon Brando et Al Pacino et le réalisateur n’a rien du tout. Le défi est énorme pour Towne. Il doit inventer une scène qui fasse mouche et soit cohérente avec le reste du film. Et il n’a que quelques heures devant lui. Il récupère des notes du script original et travaille toute la nuit. A 4h du matin, il a terminé d’écrire la scène. Puis vient l’heure de présenter le résultat à Brando.

"Il était sur sa chaise de maquillage et il m’a demandé de lui lire la scène", se rappelait Towne dans une interview accordée en 1998. "Ca m’a tout de suite mis hors de moi, je me suis dit : ‘cet enfoiré sait à quel point c’est intimidant de faire ça’. J’ai aussitôt abandonné l’idée de bien lui lire la scène, car jouer pour Brando n’était pas une erreur que j’allais commettre. Je lui ai lu et il m’a demandé de la lire à nouveau. Puis, il a fait une chose que je n’ai vécu qu’une fois depuis avec Tom Cruise : il a décortiqué la scène, ligne par ligne, mot par mot. Il voulait savoir absolument tout ce que je pouvais lui dire à propos de ce dialogue."

Cette séquence père-fils, où Don Vito révèle à Michael qu’il désirait le voir devenir sénateur avant que les affaires ne le rattrapent ("je n’ai jamais voulu ça pour toi") est d’une simplicité et d’une efficacité confondantes. Tout comme le cadre : ce reposant petit jardin où le Parrain sirote son verre de vin en refaisant l’histoire…


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Coppola est ravi du résultat. "Francis m’a demandé si je voulais être crédité au scénario", expliquait Towne, toujours dans le même entretien. "Je lui ai répondu : 'Mais pour quelle putain de raison ? Ce n’est qu’une scène. Quand tu gagneras l’Oscar, tu me remercieras pour la scène'".

Towne a le nez creux. Lors des Oscars 1973, Le Parrain décroche le meilleur film et la meilleure adaptation. "C’était évident. J’avais vu 75 minutes d’images et j’étais estomaqué. J’avais dit à Francis que c’était la meilleure chose que j’ai vue de ma vie."

Quand Coppola vient chercher sa statuette, il tient bien sûr sa promesse en remerciant "Bob Towne pour la superbe scène du jardin". Le grand public découvre alors le nom de cet auteur méconnu qui décrochera l’année suivante son propre Oscar, celui du meilleur scénario original pour le Chinatown de Polanski.

 


 

Notez que cette projection gratuite et en plein air du Parrain sera présentée par Andrea Kalas, chargé des archives de la Paramount, qui reviendra sur sa restauration. A 83 ans, Francis Ford Coppola devrait revenir prochainement avec un nouveau film, Megalopolis, qu'il rêve de tourner depuis plusieurs décennies. Il expliquait en février dernier être prêt à investir 120 millions de dollars de sa poche pour s'assurer de pouvoir le réaliser.

Pour en savoir plus sur Le Parrain, rendez-vous sur notre kiosque en ligne : le film était en couverture du Première Classics n°18 (janvier-mars 2022). L'occasion de revenir en détails sur sa fabrication très compliquée, qui est aussi racontée dans The Offer, une série diffusée sur Paramount+ depuis avril aux Etats-Unis, et qu'on devrait prochainement découvrir en France.

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