Jodorowsky's Dune, documentaire sorti en 2016
Sony Pictures Classics

Arte remet en ligne le documentaire dément sur le Dune mort-né d’Alejandro Jodorowsky. Voici son histoire.

Arte profite de la sortie en salles de la deuxième partie de Dune, de Denis Villeneuve, pour proposer le génial documentaire Jodorowsky's Dune, gratuitement en streaming sur son site, et ce jusqu'au mois d'août. Retour sur cette captivante adaptation avortée.

Dune : Pourquoi le roman culte de Frank Herbert est-il si dur à adapter au cinéma ?

Dune Quichotte
"Je n’avais pas lu Dune. J’aurais pu choisir n’importe quel roman, j’aurais pu dire Don Quichotte…" Quand il raconte comment il a choisi d’adapter le plus grand roman de science-fiction de tous les temps, Alejandro Jodorowsky a l’air de rigoler, mais en citant Cervantès aux côtés de Frank Herbert, il n’aurait pas pu choisir meilleur symbole, qui revient d’ailleurs souvent lorsqu’il parle de Dune. Adapter le Quichotte -cette odyssée picaresque où l’on s’en va affronter des moulins à vent, et qui raconte en fin de compte la mort des idéaux chevaleresques face au monde moderne, idéalisme versus réalisme- a brisé aussi bien Orson Welles que Terry Gilliam. Histoire de signifier que, dès le départ, Dune ne verrait jamais le jour ? Dans la galaxie irréelle des films non réalisés, Dune de Jodorowsky tient une place fameuse, aux côtés du Napoléon de Kubrick ou des 900 jours de Leningrad de Sergio Leone. Une récente série d'Arte, Jamais sur vos écrans, laissait des cinéastes (Michel Hazanavicisu, Joe Dante...) parler de leurs films morts-nés.

"Faire un film qui produise les hallucinations du LSD"
Mais revenons sur Arrakis. C’est l’histoire d’un gourou dont la secte se plante. En 1970, le chilien Alejandro Jodorowsky connaît son premier grand succès avec son deuxième film, le western El Topo. L’odyssée ésotérique d’un pistolero affrontant "les maîtres du revolver" dans un univers de western-spaghetti avant de se transformer en Jésus défenseur d’une bande de monstres cachés dans une grotte. C’est en voyant le film à New York que Michel Seydoux décide de le distribuer en France. Succès. Jodo enchaîne avec La Montagne sacrée en 1973 : nouveau carton. Seydoux propose alors à Jodo de produire son prochain film: ce sera Dune. Le roman de Frank Herbert, publié en 1965, est le best-seller de SF emblématique des 60’s. C’est l’histoire de la bataille pour une planète désertique, seul endroit de l’univers où se trouve l’Epice capable de voir le futur et de voyager dans l’espace. "Je voulais faire un film qui donne aux gens les mêmes hallucinations que le LSD." Un pari risqué pour l’époque : Star Wars n’avait pas encore ressuscité le space opera, et c’est le carton de 2001, L’Oydssée de l’espace en 1968 qui relança le goût pour la SF au cinéma.

Storyboard du Dune de Jodorowsky en vente
Christie's

Moebius, Pink Floyd, Mick Jagger, Orson Welles
Jodorowsky a carte blanche. Il réunit dans un château Chris Foss pour créer les vaisseaux spatiaux, H.R. Giger (rencontré grâce à Dali) pour designer les méchants Harkonnen, et surtout Moebius qui s’occupe les costumes et le storyboard du film. La fusion entre Moebius et Jodo est totale : le chilien raconte, et Moebius dessine aussitôt les visions du réalisateur, qui recrée complètement le roman à sa sauce, allant très loin dans son délire mystique et prophétique (le père du héros, castré, féconde sa femme à l’aide d’une goutte de sang…). Pour la musique, Jodo veut faire appel à Pink Floyd et au groupe psyché Magma. Après avoir refusé de bosser avec le responsable des effets visuels de 2001, Douglas Trumbull (motif : "ce n’était pas une personne spirituelle"), Jodo engage Dan O’Bannon pour les SFX après avoir vu le nettement plus cheap Dark Star de John Carpenter, et après l’avoir rencontré autour d’un joint de "marijuana spéciale". Au casting, Jodo veut son fils Brontis pour jouer Paul, David Carradine, Mick Jagger, Udo Kier, Salvador Dali pour jouer l’Empereur fou de la Galaxie (à 100 000 dollars la minute), Orson Welles pour celui du Baron Harkonnen, à l’obésité morbide."J’étais comme un prophète, j’étais illuminé !" dit Jodo dans le film. "C’était un vrai gourou, il était totalement inspirant", dit Chris Foss, encore joyeux de se rappeler cette période de sa vie : "Dune aurait été encore plus gros que 2001". Le budget du film explose, et deux ans et demi plus tard (et deux millions de dollars de l’époque claqués en pré-production) l’impossibilité de trouver un studio US pour boucler le financement sonne le glas du projet. L’illuminé a perdu face à la réalité de la production. La suite est connue : en 1977 sort Star Wars, et en 1979 c’est Alien (Ridley Scott a failli faire Dune avant David Lynch, d’ailleurs) sur un script de Dan O’Bannon avec des designs signés Foss, Giger et Moebius. Ce dernier reprendra en 1981 avec Jodo les éléments de Dune, transfigurés dans la BD L’Incal. L’histoire du Dune de Jodo est connue puisqu'en 1985, le magazine Métal Hurlant publiait un supplément qui reproduisait les croquis de Moebius. C’est l’histoire que raconte brillamment, avec humour et maîtrise technique, le fantastique documentaire Jodorowsky’s Dune : comment un réalisateur victime de son hubris est allé trop loin, trop fort, et a fait exploser un film avant même son décollage.

Paranormale activité
En 2010, Frank Pavich, 36 ans, futur réalisateur du documentaire, gagne sa vie en tant qu’assistant de production sur la série de télé-réalité Etat paranormal, où il gère la logistique. "La série suit les enquêtes d’étudiants qui sont appelés à l’aide par des familles persuadées de vivre dans des maisons hantées", explique Frank. "Malheureusement, je n’ai rien vécu de surnaturel sur les tournages", se marre le réalisateur. "Mais c’est sur Paranormal State que j’ai rencontré mon chef op et mon ingénieur du son qui ont fait Dune avec moi." Sorti d’une école de cinéma new-yorkaise, Pavich n’est pas un geek obsédé par la SF, et Dune n’est pas son Quichotte. "L’histoire de Dune de Jodorowsky fait partie de l’inconscient collectif. A un moment ou à un autre, on en entend parler, et on finit par être frustré par ce qu’on lit sur le sujet. L’idée d’aller plus loin est devenue de plus en plus pressante, et je me suis dit que ça ferait un bon sujet." A l’automne 2010, Frank parvient à contacter Jodorowsky, qui accepte de parler de Dune à condition de faire le déplacement à Paris où il vit. "Il a été hyper enthousiaste, mais nous a laissé une liberté complète sur le montage et le choix des séquences."

David Lynch : "Je suis fier de tout ce que j’ai fait, sauf de Dune"

La Bible de Dune
Quelqu'un manque au documentaire : Moebius. "Il était déjà très malade quand nous avons commencé le film", explique Pavich. "Et il nous a quittés en mars 2012, donc nous n’avons évidemment pas pu l’interroger. Mais sa voix est présente dans le film, grâce à ses dessins." Plus que sa voix : le style revit dans le film de Pavich, qui a choisi d’animer les story-boards en noir et blanc au son d’une musique ambient et planante du groupe SpaceKraft. "Ce n’est pas un truc pour rendre le film plus fun. On a choisi avec soin quels extraits animer pour donner une idée de ce qu’aurait pu être Dune", affirme Frank : notamment le fabuleux plan-séquence qui ouvre le film, où la caméra devait traverser toute la galaxie pour aboutir à la planète Arrakis, croisant astres, vaisseaux et batailles sur son chemin. Pour ce faire, Pavich et son animateur Syd Garon ont réussi à utiliser le légendaire "livre de Dune", un art book qui contient les 3000 et quelques dessins du storyboard de Moebius, plus le scénario et tous les concept arts du film. Envoyé à tous les studios hollywoodiens, il n’en reste plus que deux exemplaires connus. C’est cette bible qui fut utilisée par Pavich, et qui fut responsable de l’impossibilité de voir Jodorowsky’s Dune en France pendant trois ans.

La nouvelle mort de Dune
Samedi 18 mai 2013, Festival de Cannes. La Quinzaine des réalisateurs fait une standing ovation à Jodorowsky’s Dune -après une projection face à un public hilare et fasciné- en présence de Pavich et Jodo, qui découvre le film par la même occasion pour la première fois. Le soir même, La Danza de la realidad est projeté à Cannes (le premier film de Jodo depuis Le Voleur d’arc-en-ciel en 1990, produit par Seydoux), autobiographie romancée avec son fils Brontis dans le rôle de son père. "Cannes, c’était très étrange. Il y avait mon Dune, plus La Danza, plus Only God Forgives de Nicolas Winding Refn dédié à Jodo, plus Alma Jodorowsky [petite-fille d’Alejandro] dans La Vie d’Adèle où jouait aussi Léa Seydoux, la nièce de Michel…" se souvient Frank. "On n’aurait pas pu rêver mieux. C’était le retour de Dune." Sur ce, coup de théâtre : la police débarque dans les bureaux de la Quinzaine. La veuve de Jean Giraud alias Moebius, porte plainte en référé contre les producteurs. Motif : le docu utilise illégalement l’oeuvre de son défunt mari. Le dessinateur avait pourtant donné son accord avant sa mort pour l’utilisation de ses dessins dans le film. "J’ai engagé Moebius comme dessinateur du storyboard, comme on fait pour tous les films. Jamais le dessinateur du script n’est propriétaire du film. On l’a rémunéré", se désolait Jodo au micro d'Allociné en septembre 2013. Mais sur ce sujet forcément sensible, il ne veut plus s’exprimer aujourd’hui. "Il a dit tout ce qu’il avait à dire sur Dune dans ce formidable documentaire", dixit son entourage : Et Jodo de s'embarquer dans les méandres de son prochain film, Poesia Sin Fin, qu'il essaie de terminer actuellement malgré des problèmes de financement.

"Ils ont tous échoué"
Depuis trois ans, donc, Jodorowsky's Dune ne pouvait pas sortir en France. Les négociations continuaient entre Camera One -le studio de Jérôme Seydoux qui produisait le Dune mort-né- et la veuve de Moebius. Pendant ce temps, le film est sorti en juillet 2013 aux Etats-Unis, en VOD, DVD et Blu-ray, dans un montage légèrement plus long que ceux présenté à Cannes (1h30 contre 1h25 : "mon premier montage faisait 2h30", estime Frank), et "45 minutes de rushes, majoritairement des digressions de Jodo sur la philosophie, le cinéma, la mort d’Hollywood…" Histoire de nous rappeler que le titre du docu est très révélateur : à tous les niveaux, il s’agit bel et bien de la résurrection du Dune de Jodorowsky, dont le génie illuminé résonne encore, 40 ans plus tard. Et la malédiction Dune continue. Encouragé par le succès des mini-séries Dune (2000) et Les Enfants de Dune (2003) avec un jeune James McAvoy, le studio Paramount prépare un reboot depuis 2008. Mais qui reste coincé dans le development hell. Principal problème : composer avec Brian Herbert, fils de Frank et gardien du temple, qui tient absolument à intégrer dans un futur film Dune les éléments des prequels et spin offs de la série de qualité très moyenne qu’il publie avec régularité. Joshua Zetumer (auteur du remake de RoboCop) et Chase Palmer ont écrit un script pour Peter Berg (Friday Night Lights, Du sang et des larmes) mais le réalisateur s'est barré pour être remplacé par Pierre Morel (Taken). Rien n'y a fait, le film est trop cher et trop compliqué à faire. Rien qui ne soit à la hauteur de la vision démente de la secte de Jodo ou de l'étrange beauté malsaine de la version de David Lynch produite par Dino De Laurentiis. Paramount a lâché l'affaire en mars 2011. Le dormeur n’est pas prêt de se réveiller. Le mot de la fin revient à Frank Herbert : "beaucoup de gens ont essayé de faire le film Dune", disait-il peu de temps avant sa mort en 1986, deux ans après la sortie du Lynch. "Ils ont tous échoué."

Bande-annonce de Jodorowsky's Dune :


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