Ari Aster fera son premier Festival de Cannes avec Eddington
Metropolitan Films

Avec son premier film en compétition à Cannes, virtuose, éreintant et passionnant, Ari Aster confirme sa place unique dans le cinéma américain d’aujourd’hui.

Après les triomphes d’Hérédité et de Midsommar, Ari Aster a commencé à prendre ses distances avec le genre de l’horreur, sans doute par peur d’être enfermé dans une case ou encombré par des étiquettes – principalement la redoutable étiquette "elevated horror". Beau is afraid, son troisième long, odyssée psychanalytique de trois heures, brouillait sérieusement les pistes, entre comédie noire, film-trip et cartoon psyché. "Mais qui est vraiment Ari Aster ?" était l’une des centaines de questions qu’on se posait en sortant de la salle.

Eddington confirme en tout cas qu’avec lui, l’horreur n’est jamais loin – si on entend par horreur des visions de cauchemar, de la violence qui prend aux tripes, des sueurs froides, un sentiment de hantise et de sidération, et l’impression de s’enfoncer dans un bad trip plus poisseux à chaque pas. Le cauchemar, ici, c’est celui de l’Amérique en déliquescence des années 2020 – de mai 2020, très précisément, en plein cœur de la pandémie de Covid et au moment d’une nouvelle flambée du mouvement Black Lives Matter, en réaction au meurtre de George Floyd. Le film se déroule dans une bourgade du Nouveau-Mexique, qui sert de métonymie microscopique (ridiculement microscopique) à l’Amérique entière. Et l'idée est de nous plonger dans un shaker explosif condensant tous les maux, défauts et obsessions maboules de l’époque, au cas où notre dose quotidienne d’infos en continu et de doomscrolling ne suffirait pas.

Toute la population US la plus hystérisée, politiquement énervée, ou juste totalement paumée, est donc là : conspirationnistes, activistes antifa, gourous illuminés, victimes de violences sexuelles, influenceurs, jeunesse woke révoltée, communautés chauffées à blanc par le racisme systémique, citoyens qui ne "contractent" plus, clodos délirants, sur fond de mentions du docteur Fauci et de l’éditorialiste MAGA Tucker Carlson. Une monstrueuse parade convoquée via une myriade d’écrans d’ordinateurs et de smartphones, des cadres dans le cadre qui donne à Eddington son aspect agressif et patraque. Une idée reçue dit que ce ne serait pas intéressant de filmer des gens le nez dans leur téléphone (raison pour laquelle les trois quarts des films US se déroulent au XXème siècle). Pas intéressant ? Quand Ari Aster et le directeur photo Darius Khondji s’y collent, ça le devient.

Eddington Joaquin Phoenix
A24

Le film s’attache au parcours d’un shérif au bout du rouleau, Joe Cross (Joaquin Phoenix, toujours très bon devant la caméra d’Aster) sur le point de partir en vrilles politico-psychotiques. Parce qu’il refuse de porter un masque à cause de son asthme, et qu’il est devenu une micro-star des réseaux après avoir aidé un autre citoyen sans masque à faire ses courses à la supérette du coin, Joe décide de briguer le poste de maire contre l’édile actuel (Pedro Pascal), qui soutient le big business gouvernemental. Entre eux, il y a la femme de Cross, Louise (Emma Stone, toujours partante une expérience zinzin), artiste malheureuse souffrant d’un mal indicible.

Voilà pour le point de départ, qui ne donne qu’une idée très vague de la dimension hallucinée que va bientôt prendre l’affaire. Assez tortueux et insaisissable dans sa mise en place, très grinçant dans son humour noir qui semble renvoyer dos à dos toutes les parties de l’Amérique fracturée, Eddington va se mettre à faire preuve d’une maestria formelle ahurissante dans son troisième acte, quand il plonge pour de bon dans la nuit noire et s’emploie à faire ressentir concrètement, physiquement, ce qu’est la désorientation (politique, morale, existentielle), le brouillage des repères et de la perception, le sentiment de désagrégation du réel, et le plancher des vaches qui se dérobe soudain sous nos pieds.

On parle de vaches car le cadre est celui du western ancestral, d’une Amérique immémoriale et que le protagoniste est looké comme un cowboy. Mais on est bien dans le monde d’après No Country For Old Men, un cran plus loin encore que les Coen dans la noirceur et la panique. Une mention de John Ford à la fin du film, et avant ça la visite expresse et dévastatrice d’un musée dédié à l’histoire de l’Ouest, confirme l’ambition d’Aster de s’inscrire dans le cadre du "grand roman américain" – un genre (de cinéma) en soi. Son roman à lui, nourri de postmodernisme, est raturé, abrasif, éreintant, clairement pas fait pour plaire à tout le monde, mais absolument unique en son genre. Qui est Ari Aster, bon sang ? Grand cinéaste américain, tiens, voilà un rôle qui lui va bien.

Eddington, d’Ari Aster, avec Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Emma Stone… Durée 2h25. Au cinéma le 16 juillet.