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Sicario parle d’un monde cauchemardesque mais se regarde pourtant comme un rêve éveillé. Un rêve de cinéma, qui prend vie et se déploie sous nos yeux pendant deux heures terrifiantes, prodigieuses, d’une horreur et d’une beauté insensées, condamnant son spectateur à les regarder en apnée. L’oxygène vient à manquer. Surtout quand on réalise que ce film existait déjà dans nos fantasmes depuis très longtemps. On l’avait imaginé, entraperçu, devant le Traffic de Soderbergh, le Cartel de Ridley Scott, ou la mini-série Drug Wars de Michael Mann. Voici, enfin, le film définitif sur les cartels, le narcotrafic et la guerre à la drogue. Qui est aussi, un bonheur n’arrivant jamais seul, un immense film de Frontière et un très grand film de tueur à gage – le « sicaire » du titre, du nom des hitmen de l’Antiquité. Quitte à décerner des prix, précisons enfin que Sicario est sans doute le plus beau fleuron de ce sous-genre qu’on aime tant : le film de narcos starring Benicio Del Toro.Armé d’un script sensationnel signé Taylor Sheridan (un nouveau venu, précédemment connu de nos services comme acteur dans la série Sons of Anarchy), le réalisateur Denis Villeneuve, dans une symbiose esthétique et intellectuelle totale avec le chef op de légende Roger Deakins (No country for old menSkyfall…), trouve ici le point d’équilibre parfait entre réalité et abstraction. Sicario est une fable politique effarante de violence et de lucidité. Mais Sicario est aussi une fantasmagorie, un poème visuel étourdissant racontant le lent glissement d’un monde dans les ténèbres. Dans cette zone sans espoir de retour, où la loi n’est plus la règle, que le personnage de Del Toro appelle le « territoire des loups ».Le film fantasméUne femme est au cœur de l’intrigue. Autour d’elle, il y a des agents du FBI et de la CIA, des barbouzes et des vétérans d’Irak et d’Afghanistan, quelques cow-boys arrogants et un type aux yeux cernés venu de Colombie, qui n’a manifestement plus trouvé le sommeil depuis longtemps. Emily Blunt apparaît à l’écran, en gilet pare-balles dans une voiture bélier, fusil d’assaut à la main, et on pense instantanément à Jessica Chastain. Si Sicario existe, c’est sans doute grâce au succès de Zero Dark Thirty. Il en est à la fois le prolongement et l’antithèse. Le prolongement, parce qu’il s’agit ici aussi de propulser une femme dans une zone de guerre, dans un film de guerre, puis de la regarder déchiffrer des signes obscurs et trompeurs, chercher à déterminer la quantité exacte de sang que les démocraties peuvent se permettre d’avoir sur les mains. L’antithèse, parce que là où Kathryn Bigelow décrivait une petite victoire (la mort de Ben Laden après dix ans de traque obsessionnelle), Denis Villeneuve raconte une immense défaite. Voici l’histoire effrayante et vraie de la Realpolitik du gouvernement US, des arrangements quotidiens avec l’horreur et la morale. Voici l’histoire de la mort de l’espoir.Il y a quelques semaines, Villeneuve, nominé en 2011 à l’Oscar du meilleur film étranger pour Incendies, réalisateur de rutilants thrillers du samedi soir (Prisoners) et de petites coquetteries arty (Enemy), disait qu’il avait le sentiment d’avoir tourné son meilleur film. Ce n’était pas de la forfanterie, juste l’évidence. On ne rentrera pas dans le détail, mais sachez qu’au moins deux scènes du film (une visite sous tension de la ville de Juarez, puis la traversée hallucinée d’un tunnel reliant le Nord au Sud) peuvent d’ores et déjà prétendre appartenir à l’histoire du cinéma. Oui, parfois, les planètes s’alignent. Le film qu’on a sous les yeux se trouve être celui qu’on avait fantasmé. Un film implacable et grand, qui se savoure comme une lente montée d’adrénaline et redonne foi dans le cinéma américain. Sicario est ce film-là.Frédéric FoubertPrésenté en sélection officielle, Sicario réalisé par Denis Villeneuve sortira le 7 Octobre en France