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Mektoub est de retour. Abdellatif Kechiche, affaibli par un AVC en mars dernier, aura donc eu le temps d’extraire de son imposante matière (des centaines d’heures du rushes tournées dans la quasi-foulée du premier volet en 2017) un Canto Due et ainsi recouvrir son controversé Intermezzo (2019 – inédit en salles) qui avait sérieusement écorné son aura de grand cinéaste. Dès lors la citation de Fernando Pessoa en ouverture indique peut-être une idée d’élévation, de continuité et d’effacement : « Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à passer… » L’humain cet animal si terrien est condamné à marquer le sol de ses pas lourds. La puissance du geste consisterait à saisir une beauté au vol conscient de sa fugacité. Or chez Kechiche cette beauté se matérialise bien souvent dans un trop-plein, comme confisquée par une mise en scène jouant des constants rapports de force. Les traces laissées par Amin, Ophélie, Tony ou Camélia, héros de cette saga sétoise librement inspiré du roman de François Bégaudeau (La Blessure, la vraie), ne se sont bien sûr pas effacées sur les barres de pole-dance d’une boîte de nuit (lieu quasi exclusif de l’Intermezzo narrativement à l’arrêt), elles continuent d’imprégner l’air marin et sensuel d’un été qui s’étire. Septembre1994. Personne n’a bougé. La peau, les regards, les bouches…, sont toujours là. Intacts.
« Ce que tu appelles l’amour est un piège… Il n’y a que le désir et la satiété… », prévient l’actrice d’un classique des années trente que regarde Amin à la télé. On peut la prendre au mot tout en considérant qu’un contre-champ (contre-poison) est possible. Ce dernier s’incarne dans le personnage d’Ophélie (Ophélie Bau), personnage à la pureté contrariée. On la retrouve le nez dans les branches d’un olivier en pleine cueillette. Souriante, libre, lucide. Amin (Shaïn Boumedine) est le seul à la comprendre, à l’aimer. Amin, on le sait, est la vigie du film, le double de Kechiche, c’est « l’oiseau » qui « passe ». Il sera bientôt loin d’ici avec ses projets artistiques. En attendant, il est là, dans un espace-temps ultra-resserré que Kechiche ne cherche jamais à déplier. Les désirs restent à l’état de promesses. Kechiche ou l’art subtil - pervers - du retardement. On se rappelle au passage à quel point il est un grand cinéaste de la parole, du va-et-vient permanent des mots, de la photogénie qui émane des visages-action/émotion.
Ce Canto Due introduit d’emblée deux nouveaux personnages : un producteur américain et sa femme, beaucoup plus jeune, actrice d’un soap célèbre, Les Braises de l’amour. Cette dernière ferait n’importe quoi pour manger un couscous (chez Kechiche, l’appétit comme la danse, est une réaffirmation de son indépendance) Autour du couple-star bourdonne un essaim que l’on (re-)connaît bien. La greffe possible entre ces corps étrangers et les « vrais » habitants du film pourrait être le sujet de cette suite et la faire changer de nature. On quitterait alors les rives de cet enivrant surplace émotionnel pour s’agiter enfin, par fulgurances plus ou moins naturelles. Les codes du soap, on le sait, obligent à dynamiser l’action en permanence, à chercher des tensions explosives… L’actrice américaine (Jessica Pennington, véritable révélation de ce Canto Due) perfore le cadre de sa fébrilité et sa gourmandise. Une discussion sur les projets de cinéma d’Amin entraîne une bascule. Dans son scénario le jeune garçon a imaginé une impossible passion entre humain et une humanoïde aux émotions préprogrammées. Le producteur imagine déjà des suites possibles. Amin ne s’emballe pas. La mise en scène, si. Kechiche traverse un miroir, s’amuse des possibilités que lui offre un changement de régime narratif. Un « je » dans le jeu. Depuis cette autre rive, le monde soudain tremble, vibre autrement. Rien ne pourrait fondamentalement l’abîmer puisqu’Amin court enfin vers son mektoub.
Mektoub my love: Canto Due


