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Rencontre avec un cinéaste qui a réalisé le film dont il rêvait depuis trente ans.

Avec ses allures de chef-d'oeuvre, Silence est à l’évidence un film longuement médité, qui contient et surplombe toute l’œuvre scorsesienne, et est à la veine "spirituelle" de son auteur ce que Casino était à sa veine "gangsters". Une cathédrale dans laquelle on entre sur la pointe des pieds. Chut…. Silence. Scorsese parle.

Interview parue à l'origine dans le numéro de janvier-février 2017 de Première. Nous la repartageons pour patienter jusqu'à la diffusion du film, ce dimanche sur Arte.

Silence de Martin Scorsese est un chef-d'oeuvre

Première : Vous vous apprêtez à rencontrer le Pape, à montrer Silence à une assemblée de 400 jésuites… Dans quel état d’esprit êtes-vous ?
Martin Scorsese : Je me dis que c’est étonnant que ce film sorte aujourd’hui. J’ai découvert le roman de Shusaku Endo il y a longtemps, en 1989… Le vrai sujet du livre, à mes yeux, c’est l’essence de la foi. Et par « foi », j’entends également la façon dont nous vivons nos vies, quelles sont nos valeurs. J’ai l’impression que ce sont des questions que pose le Pape François. Mais c’est vraiment un hasard, il n’y avait rien de prémédité. J’ai failli tourner Silence il y a quinze ans, puis il y a dix ans, puis il y a cinq ans… Il m’a fallu du temps pour comprendre précisément ce que racontait Endo et le retranscrire à l’écran. Je crois que ces thèmes peuvent résonner très fort aujourd’hui. Si avec Silence, nous parvenons à provoquer une conversation saine et sérieuse sur la religion, j’en serai ravi. C’est à nous de le faire, je ne pense pas qu’il faille laisser ça aux chefs d’état et aux leaders politiques. Platon avait essayé de transformer le tyran de Sicile en roi-philosophe, mais on ne peut pas dire que ça ait très bien marché… C’est à nous de nous emparer de ces questions. 

Silence est un fantasme de cinéma que vous méditiez depuis près de 30 ans. C’est le troisième film rêvé que vous réussissez à mener à bien dans votre carrière, après La Dernière Tentation du Christ et Gangs of New York. Est-ce que, quand on porte un film en soi pendant plusieurs décennies, il change constamment de forme au fil du temps, ou est-ce qu’au contraire vous êtes guidé par une idée fixe dont vous ne démordez pas ? 
Oh, ça dépend. Le seul point commun entre ces films, c’est qu’on ne sait jamais à l’avance qu’ils vont  nous occuper pendant 15 ou 20 ans ! Dans le cas de Silence, mon ami Jay Cocks et moi avons écrit la première version du script vers 1990-91. Mais ce n’était pas satisfaisant. On n’arrivait pas à trouver la clé, à saisir l’essence du livre, son sens profond. Alors on a laissé tomber. Et du temps a passé. Mes parents sont morts, j’ai eu un nouvel enfant, je suis devenu un autre homme. Mes valeurs aussi ont changé. C’est vers 2006, après Les Infiltrés, que j’ai soudain réalisé que ma perception du livre n’était plus la même. Tout s’est éclairé. J’ai compris que ça allait être possible. 

Concrètement, ça signifie quoi ? 
Je m’étais perdu dans des raisonnements théologiques, mais aussi dans la dimension politique du livre. C’est seulement à cette époque-là que j’ai réussi à prendre des décisions radicales. Tout le début du livre posait problème. Les missionnaires partent du Portugal, ils se rendent au Japon en passant par Macao. Leur voyage dure très longtemps. Comment intéresser d’emblée le spectateur avec des choses aussi foisonnantes ? Si on commence à écrire « Lisbonne, 1633 », puis « Macao, six mois plus tard », on est mal parti, tout le monde décroche… J’ai décidé de couper toute l’exposition ! Droit au but ! Dans le film, finalement, on ne précise même pas qu’ils sont à Macao. Peu importe, on est quand même passionnés par ce qu’ils font. Ça paraît dérisoire, mais ce sont des décisions difficiles à prendre. La fin du livre était un autre souci, car l’épilogue est très mystérieux. Il a été question de s’en débarrasser, purement et simplement. Mais je n’arrivais pas à m’y résoudre. Il y avait quelque chose dedans qui m’obsédait. Cette objectivité… Ou plutôt cette fausse impression d’objectivité. Ça me rappelait le Journal d’un curé de campagne de Bresson. J’ai pu y appliquer cette voix off que j’adore. On me disait de l’enlever, car c’était redondant avec ce qu’on voyait à l’écran. Mais justement, c’est l’idée ! J’ai fait ça toute ma vie, dans tous mes films ! (Rires) Pour moi, cette voix off, c’est comme un envoûtement, de la méditation. Bref… Plus je réfléchissais, plus j’étais capable d’atteindre  le cœur véritable de l’histoire. 

J’imagine que c’est le genre de décisions qui facilite le montage financier du film… 
Oui, en effet. J’ai pu faire le film de façon indépendante, pour un budget de 46 millions de dollars, ce qui est assez raisonnable par-rapport à mes budgets habituels.  On n’avait pas besoin de reconstituer tout le Macao du 17ème siècle, étant donné qu’on souhaitait juste donner une impression. Un sentiment. 

La beauté du film tient justement à son dépouillement. On dirait du Scorsese unplugged…
Ah ah ! (il explose de rire) Très bon !

L’épure de Silence le distingue des autres films de votre veine « religieuse », La Dernière Tentation du Christ et Kundun, qui étaient plus touffus, plus chargés. On a l’impression que c’est l’aboutissement d’un long voyage esthétique… 
Oui, sans doute (il réfléchit) Je crois que vous avez raison. Je ne voulais pas qu’on soit excessivement conscient de la caméra. Il n’était pas question d’être plat, ou banal, mais… disons qu’une fois que je suis arrivé en-haut de ces montagnes, que j’ai respiré l’air, entendu le souffle du vent et les bruits environnants, tout a changé. Je suis un citadin, vous savez. J’avais certains plans du film en tête, mais une fois là-bas, en regardant les acteurs évoluer dans ces paysages, ce n’était plus la même chose. En dernière instance, ce sont les lieux qui ont dicté le style du film. 

Et c’est ainsi que Silence est devenu le premier film japonais de Martin Scorsese…
D’une certaine façon, oui. J’adore ce pays. Ses cérémonies, son esthétique. Lorsque le Père Rodrigues (Andrew Garfield) est au Japon, impossible de ne pas être gagné par la solennité. Regardez la scène où il fait face à l’Inquisiteur, quand on lui sert de l’eau chaude… Comment filmer ça autrement ? Dans ces cas-là, plus la mise en scène est simple, mieux c’est. Idem pour la scène de la prison. Comment signifier la détresse du personnage, son impuissance et sa solitude, alors qu’il est derrières ces barreaux et que des hommes et des femmes se font torturer sous ses yeux ? J’ai décidé de tout filmer de son point de vue, avec des mouvements de caméra réduits à l’essentiel. Mon idéal de cinéma, à ce moment-là, c’était le Miklos Jancso des Sans-Espoirs. Un idéal impossible à atteindre, bien sûr. Mais voilà le genre de choses que j’avais en tête… De toute façon, ce qui passe à l’écran est tellement fort, tellement puissant, qu’on est saisi quoi qu’il arrive. 

 
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Le dépouillement du film fait bien sûr écho au trajet du personnage… 
Oui, on lui prend tout. Rodrigues doit faire abstraction de lui-même pour comprendre pleinement le sens du sacrifice. Comment exprimer sa foi quand on vous interdit de le faire ? J’aimais cette question que posait le livre. Comment ça s’exprime ? Par un geste, par un regard plein de compassion, par une manière de vivre sa vie de tous les jours. 

On a le sentiment que le film est aussi pour vous l’aboutissement d’un parcours spirituel… 
C’est le cas. 

La figure de Judas, qui parcourt toute votre œuvre, est centrale dans Silence. Est-ce vrai que cette obsession pour Judas, ça vous vient de l’histoire de Jesse James ? 
Oui ! Du film de Sam Fuller, J’ai tué Jesse James. En particulier de la fin, quand Bob Ford est en train de mourir et qu’il dit : « J’aimais Jesse. » Je n’avais que six ans quand j’ai vu ça mais ça m’a beaucoup marqué. Comment pouvait-on tuer quelqu’un qu’on aime ? Moi, j’appartenais à un monde très sicilien, une société marquée par la culture du secret, où la trahison était le pêché ultime. Donc, il y avait d’un côté l’environnement dans lequel je grandissais et de l’autre l’histoire de Jésus et Judas. Comment combiner les deux ? Comment faire en sorte que les deux aient du sens ? Je me posais beaucoup de questions. Est-ce que Jésus aimait Judas ? Eh bien, oui, manifestement. Mais comment est-ce possible d’aimer quelqu’un qui vous trahit ? Toutes ces interrogations se sont retrouvées dans Mean Streets. Et Silence, selon moi, c’est l’histoire d’un homme qui croit marcher dans les pas du Christ et se retrouve soudain à endosser le rôle de Judas. Et, ainsi, à comprendre Judas. C’est l’un des dilemmes les plus douloureux du christianisme. 

Vous co-signez le scénario du film. C’est rare. Est-ce que c’est la preuve ultime que c’est un projet éminemment personnel ? 
Hum, c’est vrai que ça m’arrive rarement… J’essaie de me souvenir quand c’était, la dernière fois…

Casino
Ah oui, c’est ça. Casino, Les Affranchis, Le Temps de l’innocence… Est-ce que ce sont des films plus personnels ? Je ne sais pas. Mais sans doute, oui. S’il y a mon nom dessus, ça veut dire que je me suis vraiment confronté à la page blanche et que j’ai sué sang et eau. Donc, c’est personnel, de fait. Vous voyez ce que je veux dire ? Ce n’est pas comme « diriger » un script. Donner des directives à un scénariste et attendre tranquillement qu’il vienne me présenter sa nouvelle version. 

L’un des points communs à ces films rêvés, c’est le scénariste Jay Cocks. Il avait collaboré, sans être crédité, à La Dernière Tentation du Christ, il a passé des années à travailler sur Gangs of New York… C’est une figure clé et assez mystérieuse de votre œuvre : l’homme qui vous aide à accomplir vos rêves… 
On se connaît depuis 1968. On est très proches. Il est là, à Rome, en ce moment, avec moi… C’est grâce à lui que j’ai rencontré les producteurs de Mean Streets, puis John Cassavetes, qui a été mon mentor, ou encore Giorgio Armani… Il a ses entrées dans plein de cercles très différents. Je suis toujours heureux quand il a envie de collaborer à l’un de mes films. Nos sessions de travail sont très ritualisées. Il faut d’abord qu’on trouve un lieu. La Dernière Tentation du Christ a été écrit à Palm Springs, Le Temps de l’Innocence dans un appartement new-yorkais. On passe la journée ensemble, on écrit, on discute, on réécrit… Le soir, si on a le temps, on regarde un film. On adore ça. C’est comme si on se fabriquait un abri, une retraite, loin de la folie du monde. 

L’autre point commun entre vos films rêvés, c’est qu’ils vous ont mis sur la paille… 
(Scorsese écarte les mains et fait un grand sourire embarrassé, comme un gamin qui vient de faire une grosse bêtise) Hum, hum… ça recommence ! (il se marre)

Vous voulez dire que… vous êtes fauché ? 
Hum… probablement, oui.

Vous allez donc devoir tourner un film ouvertement commercial pour vous refaire après Silence ? 
Je ne sais pas. Je ne sais pas si je peux. J’essaye. Il y a ce film que Robert De Niro veut que je fasse… 

The Irishman ? 
C’est ça. On a un script formidable signé Steven Zaillian. On est en train de financer le film. (L’air soucieux) Je fais face à un vrai dilemme, là. Quand on vieillit, les choses changent, votre rapport à la famille change, donc je ne sais pas exactement ce que je dois faire. J’ai très envie de faire The Irishman avec Bob, ça c’est sûr. Mais pour moi tout se résume toujours à la quantité de contrôle que j’aurai sur le produit fini. Ça ne veut pas dire que je ne suis pas prêt à écouter les arguments des uns et des autres, les conversations, les pressions, les points d’accords, de désaccords… Du moment que je sais que je pourrai avoir le dernier mot. 

Il y a encore des films dont vous rêvez ? Ça fait longtemps que vous ne parlez plus de votre biopic de Dean Martin… 
Dino ? Non, ça ne se fera pas. Sinatra aussi a été annulé. Il y a ce livre de Marilynne Robinson, Home, que j’aimerais bien parvenir à adapter un jour. Ce n’est pas très spectaculaire… J’aimerais aussi refaire un film avec Leo. Je l’aime, il me manque. Il faut juste que nos désirs s’accordent. Qu’il soit excité par un projet au moment où je suis disponible et vice-versa. Et puis il y a The Irishman, donc… C’est une histoire vraie, dans le monde du crime organisé des années 60-70. L’histoire d’un homme de 75 ans qui regarde en arrière, mesure le chemin parcouru et réfléchit au prix qu’il a du payer pour être là où il est. Un prix très, très élevé. Ça pourrait vraiment être une nouvelle approche du film de gangsters. A nouveau, dans un style très dépouillé. 

Ce sera donc a priori celui-là, votre prochain film ? 
Je ne sais pas. On verra. Je suis à la croisée des chemins. 

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