Ryan J. Sloan et sa co- scénariste et actrice principale Ariella Mastroianni détaillent la fabrication de ce premier film captivant dans la tête d’une femme percevant le temps de manière déformée et se perdant dans un dédale parano
Quel était votre parcours avant ce premier film ? Qu'est-ce qui vous a poussé à devenir réalisateur ?
Ryan J. Sloan : Honnêtement, avant The Gazer, j'étais un simple électricien du New Jersey qui a grandi en regardant des films avec ma mère. Elle est restée alitée pendant des années après un accident et le cinéma est alors devenu sa façon d'appréhender le monde. J'étais à ses côtés, m'imprégnant de tout, de Taxi Driver à Bad Lieutenant en passant par Un après-midi de chien. Elle adorait De Niro, Pacino et Keitel, et j’en suis devenu moi- même accro. Je me souviens d'avoir été obsédé par Titanic quand j'étais enfant : j'avais mémorisé une bonne partie du texte de DiCaprio, et ma mère plaisantait : « Peut-être qu’un jour tu seras acteur ». Mais j'ai toujours été plus intéressé par la personne derrière la caméra, celle qui façonne l'histoire. Et je pense que j'ai beaucoup appris sur la réalisation en regardant des making- of, comme celui de William Friedkin travaillant sur L'Exorciste lors de sa diffusion à la télévision. Pour autant, je n’avais évidemment aucun accès à l'industrie, ni les moyens de payer une école de cinéma et il n'y avait pas vraiment de communauté de cinéastes autour de moi. C’est ma rencontre avec Ariella qui a tout changé
Pour quelle raison ?
RJS : Elle est devenue ma première collaboratrice et confidente, et nous nous sommes liés par notre passion commune pour le cinéma et les arts. Ce qui m'a vraiment poussé à la réalisation et à l'écriture, c'est de comprendre, après des années d'obsession et de décryptage des films, que je n'arrivais tout simplement pas à éteindre cette flamme intérieure qui me poussait à faire des films. Lorsque la pandémie a frappé, Ariella et moi étions coincées dans des emplois peu épanouissants, alors nous avons décidé que c'était maintenant ou jamais : nous avons commencé à écrire, en nous inspirant de tous ces marathons de films et de ces conversations nocturnes. Ce fut vraiment le début pour moi : de grands rêves, un détour, puis enfin retrouver ce que j'avais toujours voulu faire
Ariella Mastroianni : J'ai toujours voulu être comédienne. Vers huit ans, j'étais frustrée que mon école n'enseigne pas le théâtre. J'avais donc écrit une courte pièce de théâtre pour les vacances et j'avais demandé au directeur de l’école si je pouvais la monter lors d'une des assemblées hebdomadaires où toute l'école se réunissait. Il avait accepté, mais seulement si on faisait tout nous-mêmes. J'avais donc réuni mes amis et on a créé les costumes, les décors, les chorégraphies musicales… c'était tellement amusant à faire. Je m'en souviens très bien. Ça me rappelle beaucoup notre approche pour Gazer. Personne ne nous donnait l'opportunité de faire un film, alors on a dû le faire seuls.

D'où vient l'histoire de The Gazer qu'on a découvert à Cannes l'an passé, à la Quinzaine des Cinéastes ? Quel en a été le premier déclic ?
RJS : L'étincelle initiale est venue du sentiment d'être tous les deux des étrangers, déconnectés du monde – un thème central du film. Nous savions que nous voulions faire un film qui capture la paranoïa, l'ambiguïté et l'intensité émotionnelle des classiques du roman noir et des thrillers que nous aimions, tout en y intégrant nos propres expériences. Nous avons revisité des films comme Sueurs froides d'Hitchcock, Blow Up d'Antonioni, Conversation secrète de Coppola… et nous avons commencé à comprendre pourquoi ces films nous interpellaient autant. Ils utilisent tous ce qu'on appelle une structure en spirale, où le récit tourne autour d'un mystère central et où la perception du protagoniste est peu fiable. Au même moment, Ariella lisait L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau d'Oliver Sacks et s'est passionnée pour les troubles neurologiques. Ce qui nous a fait découvrir la dyschronométrie, une maladie réelle qui altère la notion du temps. Cette combinaison – notre obsession pour ces films et la découverte de cette maladie – est devenue le fondement du personnage de Frankie et de l’ensemble du récit de The Gazer.
Comment écrivez-vous ensemble ?
RJS : Notre processus d’écriture est en constante évolution, mais pour The Gazer, il était particulièrement concret et collaboratif – et, honnêtement, largement façonné par la nécessité. COVID oblige, Ariella était au chômage forcé car le cinéma new- yorkais Angelika Film Center où elle travaillait, était fermée. Elle écrivait donc autant qu’elle le pouvait pendant la journée. Moi, j’étais considéré comme un travailleur essentiel car nous avions un travail en prison à terminer, malgré la pandémie. Je rentrais donc assez tard et je reprenais là où Ariella s’était arrêtée. Nous avons planifié l’histoire avec des post-it et un tableau noir, en suivant la position de chaque personnage à tout moment, d’autant plus que nous avons tourné dans le désordre pendant deux ans et demi. C’était un processus qui évoluait au fur et à mesure, toujours axé sur les conversations et les retouches constantes.
The Gazer: Entre pur suspense et trip sensoriel [critique]
Ryan, était-il évident dès le début que le film serait tourné en 16 mm ? Et pourquoi ?
RJS : Je choisirai toujours la pellicule. Rien ne remplacera cette texture et ce côté qu’elle apporte au film, et tous les films dont j'ai été passionné en grandissant ont été tournés en pellicule. Tourner en pellicule oblige à être intentionnel et calculé : chaque plan compte, et on ne peut pas se permettre de perdre du temps ni des ressources. J'ai d'ailleurs acheté notre caméra à la famille de William F. DiPietra, un ancien pompier new-yorkais et cinéphile passionné, et nous lui avons dédié The Gazer. Pour moi, le cinéma n'est pas seulement une question de nostalgie ; il s'agit de créer une expérience tactile et immersive pour le public, surtout dans un genre comme le film noir où l'atmosphère est primordiale. Tourner en 16 mm nous a vraiment aidés à capturer l'aspect brut et onirique de Newark et du New Jersey que nous recherchions pour l'histoire.
Le son est un personnage à part entière dans ce film. Comment l'avez-vous façonné ?
RJS : Le son était absolument crucial dans The Gazer. Et comme vous le dîtes, il en constitue un personnage à part entière, reflétant l'état mental de Frankie et sa sensation de temps qui s'écoule. Nous avons commencé à développer la musique avant même d'avoir terminé le scénario, en collaboration avec Steve Matthew Carter, l'un de mes amis et collaborateurs les plus proches depuis des années. La musique a débuté avec une touche organique, presque analogique, ancrée par un motif de saxophone qui évolue à mesure que l'état de Frankie s'aggrave, devenant plus électronique et fragmenté. Nous voulions que la conception sonore reflète la désorientation de Frankie. Vous remarquerez donc des moments où les voix se brouillent ou où le son devient métallique et distant, surtout lorsque Frankie est perdue dans ses pensées ou en phase de déconnexion. Même sur le plateau, nous jouions la musique pour donner le ton aux acteurs et à l'équipe, en veillant à ce que l'univers sonore guide toujours le cœur émotionnel du film.
Comment avez- vous travaillé avec votre directeur Matheus Bastos sur l'atmosphère visuelle du film ?
RJS : Matty est l'un des meilleurs cadreurs avec qui j'ai travaillé ; son intuition est incomparable. Il ne fait qu'un avec l'acteur, bouge avec lui et anticipe ses choix. Pour les séquences cauchemardesques, il a eu l'idée géniale de pousser l’étalonnage de la pellicule en ajoutant une touche de violet., ce qui a donné à ces moments un aspect encore plus brut et intense et cette ambiance Grindhouse que j'adore. Je suis un grand admirateur de Sidney Lumet et de son approche de la mise en scène ; il parlait toujours de créer des règles pour un film et de s'y tenir. Pour The Gazer, je voulais que tout, à l'extérieur de l'appartement de Frankie, soit cinétique et tenu à l'épaule, dans le style de la Nouvelle Vague française. À l'intérieur, la caméra reste à l'épaule, mais sans inclinaison ni panoramique ; elle s'y sent en sécurité, et soudain, le public devient voyeur, observant Frankie. Pour les séquences cauchemardesques, je voulais créer une atmosphère de malaise, j'ai donc choisi de fixer la caméra sur des perches ou un steadycam.
Ariella, une fois le personnage écrit, comment l'avez-vous créée en tant qu'actrice ? Quel a été le plus difficile dans tout ce processus ?
AM : En tant que scénaristes, Ryan et moi pensions tout savoir sur Frankie, mais j'ai été surprise de voir tout ce qu'il nous restait à apprendre à son sujet en l'incarnant dans mon corps. J'ai réalisé pour la première fois qu'on ne peut pas tout saisir d'un personnage avec des mots. L'expression complète d'un personnage réside aussi dans les espaces vides. Nous avons consacré beaucoup de temps à son physique. Au début du film, elle évolue dans le monde comme un fantôme, refusant d'être vue, essayant de vivre aussi invisible que possible. Mais à mesure qu'elle s'investit davantage dans son enquête, son physique change : elle marche avec plus d'assurance, maintient le contact visuel, sa voix est plus forte. Sa vie émotionnelle intérieure façonne également son physique. Elle porte un lourd fardeau émotionnel. À quoi cela ressemble-t'il ? La vie intérieure de Frankie est très différente de sa vie extérieure. Nous étions très intéressés par la manière dont nous pourrions raconter l'histoire entièrement à travers son physique, si le film était sans le son. Je pense que le plus grand défi a été de maintenir le personnage et de le maintenir cohérent pendant les deux ans de tournage. Ryan a été mon pilier. J'ai une confiance totale en lui. Il m'a toujours permis de garder le cap.
The Gazer. De Ryan J. Sloan. Avec Ariella Mastroianni, Marcia Debonis, Renee Gagner… Durée 1h54. Sorti le 23 avril 2025
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