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David Lynch vient-il de réaliser l’heure la plus dingue de l’histoire de la télé ?

A la fin des années 70, quand Stanley Kubrick organisait des soirées ciné à domicile pour ses copains ou ses collaborateurs, il avait pour habitude de projeter Eraserhead, le “midnight movie” culte et terriblement flippant d’un jeune plasticien dandy nommé David Lynch. Le grand Stanley en parlait alors comme de son “film préféré”, un truc qu’il aurait été fier d’avoir réalisé lui-même. Il avait d’ailleurs également pris soin de le montrer à l’équipe de Shining, histoire de donner une idée de l’atmosphère de parano hallucinée qu’il recherchait dans les couloirs de l’Overlook Hotel. Près de 40 ans plus tard, en plein cœur du revival allumé et radicalement arty de sa série culte Twin Peaks, David Lynch vient dimanche soir de boucler cette boucle initiée par Kubrick, en délivrant sa propre lecture de 2001, l’Odyssée de l’espace. 58 minutes de télé dérangée, expérimentale au dernier degré, qui fait exploser les coutures de la mythologie Twin Peaks pour la propulser dans le cosmos.

Immense puzzle                                                                                    
Le come-back de Bob ? La “naissance” surréelle de Laura Palmer ? L’identité de la petite fille qui avale une sauterelle mutante un soir de 1956 ? On ne cherchera pas ici à décrypter les nombreuses pistes ouvertes par ce déjà mythique épisode 8, qui n’est de toute façon qu’une pièce supplémentaire de l’immense puzzle que Lynch (et Mark Frost, l’éternel oublié) sont en train de mettre en place depuis le 23 mai dernier, et qui ne prendra tout son sens que le 3 septembre prochain, date de diffusion du series finale. On veut juste dire ici que cet épisode restera comme un moment de triomphe total pour David Lynch. La manifestation la plus éclatante de la liberté qu’il a su s’offrir.
En 1990, la première saison de Twin Peaks ouvrait une brèche. La poésie, les décrochages oniriques et le beau bizarre avaient soudain droit au prime time. On connaît la suite : David Chase, Alan Ball et Damon Lindelof (entre autres) ont reçu le message cinq sur cinq, et on peut tout se permettre aujourd’hui à la télé US. Tout ? Vraiment tout ? On réalise seulement aujourd’hui qu’avant que Lynch ne revienne aux affaires en réactivant sa série-monde, on n’avait en réalité encore jamais vu de show aussi puissamment expérimental (John From Cincinnati et Legion sont de la rigolade à côté), un fix hebdomadaire qui ferait le pari d’envoyer la narration ciné et télé traditionnelle fureter ailleurs, aux confins du medium, du côté des arts plastiques et de l’abstraction pure. L’affolante ouverture de l’épisode 3 (avec Cooper, la femme aux yeux fermés et le fantôme du Major Briggs flottant au milieu des étoiles) ne faisait en fait que semer des graines pour le déchaînement de visions de l’épisode 8. Ici, c’est le concept même de Twin Peaks qui semble voler en éclats. L’univers du show ne s’étend plus seulement sur tout le territoire américain (comme le montrait les scènes à New York, Las Vegas ou dans le Dakota des précédents épisodes) mais également dans le temps, et un espace infini. C’est une cosmogonie sans limites apparentes.

Tout Lynch
Tout Lynch est dans cet épisode. Tous les Lynch qu’on a identifiés au fil des années. Le plasticien d’Eraserhead, créateur d’étouffants petits théâtres en noir et blanc. L’inventeur pervers de figures horrifiques prêtes à hanter vos nuits (de la horde de fantômes translucides à la réplique “Got a light ?”, en passant par le mantra “This is the water and this is the well”, vous avez ici l’embarras du choix pour le thème de votre prochain cauchemar). Le poète rock et baby-boomer, qui voit dans l’explosion de la première bombe atomique (le 16 juillet 1945 à White Sands, au Nouveau-Mexique) l’origine d’un monde vicié, méchant, qui verra triompher Bob et la transe indus de Nine Inch Nails. Le Lynch esthète du noir est là aussi, qui cite scrupuleusement Kiss Me Deadly et cette idée que la Bombe aura été notre boîte de Pandore moderne. Puis le Lynch démiurge, enfin, qui revisite la mythologie de Laura Palmer dans les grandes largeurs et donne aux fans du grain à moudre pour les 25 prochaines années (ou au moins les deux prochaines semaines, 15 longues journées nous séparant de l’épisode 9).

Stase psyché
Tout Lynch est là, donc, sur fond de Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima, une composition du polonais Krzysztof Pendenrecki, qu’on entendait déjà dans… le Shining de Kubrick. Oui, oui. La longue stase psyché au milieu de l’épisode est quant à elle une révérence évidente au voyage final de 2001. Et se regarde d’ailleurs avec les mêmes yeux hallucinés que ceux de l’astronaute Bowman. Un peu comme le Terrence Malick de Tree of Life, Lynch a donc éprouvé le besoin, alors que beaucoup pensaient sa carrière derrière lui, de remonter à la source kubrickienne pour mieux affirmer sa radicalité, livrer le monolithe ultime et faire le tri parmi ses fidèles. Les premiers épisodes de Twin Peaks : The Return, déjà hardcore, indiquaient clairement que pour la nostalgie vintage et le damn good coffee, vous pouviez passer votre chemin. L’épisode 8 emmène Lynch (et toute la télé moderne, qu’il a enfantée) dans une autre dimension. On comprendra ceux qui n’aiment pas ça, comme on comprend ceux qui ont lâché Malick après A la merveille. Ou, pour faire une analogie avec David Bowie (dont le fantôme plane sur cette saison, via l’agent Phillip Jeffries, apparemment toujours en vie), on comprend ceux qui adorent Space Oddity mais ont un peu de mal avec les solos de saxo free-jazz de Blackstar. Pourtant, tout le monde devra reconnaître que c’est la seule direction que Lynch pouvait emprunter. Cette route radicale qu’il a lui-même tracée, il la suivra jusqu’au bout. Comment disait Kubrick, déjà ? Ah oui : “Au-delà de l’infini”.

Twin Peaks, actuellement sur Canal + Séries, et à partir du 20 juillet sur Canal +.