Baby Face d'Alfred E. Green
Warner

Le Festival Lyon Lumière qui s'achève aujourd'hui, a proposé une collection de films américains des années 30 d'une liberté rare. Témoin ce Baby Face, véritable brûlot féministe.

L’autre matin au Hangar du Premier-Film, on a vu Baby Face que les français avaient baptisé en son temps Liliane, prénom que porte la géniale Barbara Stanwyck dans cette comédie sauvage de 1933. Sauvage parce que Pré-Code, c’est-à-dire avant que la censure américaine ne porte atteinte aux mauvaises mœurs. On a bien fait de se réveiller tôt. La copie était parfaite et le film - inédit à mes yeux - absolument dément. Baby Face signé Alfred E. Green d’après une idée de Darryl F. Zanuck. Au fait, qui êtes-vous Alfred E. Green? Pourquoi ne fait-il pas partie de votre corpus d’amis américains monsieur Tavernier? Le cinéaste français était là dans l’arène Lumière faisant lui-même les questions et les réponses : « Parce que trop peu d’œuvres de ce cinéaste sont visibles et ce serait mentir que d’essayer de poser un regard critique sur son travail. Quelles idées venaient vraiment de lui ? » Et voici donc Alfred E. Green perdu pour la cause cinéphile. Reste donc Baby Face et beaucoup d’autres (117 occurrences sur Imdb) Le cinéaste californien est né presque avec le cinéma (1889) et mort juste avant que le code Hays ne tombe en désuétude (1960). « Il n’existe aucune interview de lui... », déplore B.T achevant la bête.

Si j’insiste sur Baby Face c’est que le choc fut total. Barbara Stanwyck joue une pauvre fille obligée de servir de l’alcool à des mâles en rut dans un Speakeasy dirigé par son paternel qui n’hésite pas à monnayer ses charmes. Mais Liliane aka Lily « Baby Face » Powers a du chien, du caractère et entre deux services discute avec un vieux professeur amoureux de Nietzsche : « … l’Homme est un animal dont les qualités ne sont pas encore fixées.» Lily quitte bientôt cette vie misérable qui vient de toute façon littéralement de partir en fumée (et son père avec !) Cut. Voilà maintenant notre jeune femme avec sa petite valise au milieu de la grande ville et ses immeubles phalliques suggérant qu’ici, encore plus qu’ailleurs, c’est l’homme aux commandes. Lily jette son dévolue sur l’un des buildings et va littéralement le contaminer de l’intérieur avec une insolence magnifique. La caméra suggère son ascension professionnelle en remontant progressivement la façade du gratte-ciel. Une fenêtre après l’autre. La piquante Stanwyck fait tourner les têtes (même celle du jeune et alors peu connu John Wayne !) et garde le contrôle de son destin. C’est beau, savoureux et tragique à la fois. Lily reste in fine prisonnière d’un système patriarcal et de sa condition de tornade sexuelle. Et Alfred E. Green dans tout ça ? On lui a imposé deux fins dont l’une forcément happy. Qu’en a t-il pensé ?

Me vient en tête un plan incroyable, de quelques secondes à peine. Presque anodin. On voit une réunion d’actionnaires autour d’une table gigantesque dans une pièce aux allures de palais. A droite et à gauche, des rangées d’hommes en costards. Ceux-ci décident alors de l’avenir de la gênante Baby Face. Au fond du cadre, totalement écrasé par cette géométrie masculine, on distingue le visage impassible d’une secrétaire qui vient bloquer toutes perspectives et lignes de fuite. L’homme qui dans un geste féministe décide à ce moment précis de placer cette actrice dont le nom ne figure peut-être même pas au générique, cet homme, dirait Rivette, a le droit à toute notre considération. Cet homme, c’est forcément Alfred E. Green.