Qui veut la peau de Roger Rabbit
Amblin

Succès monstre à sa sortie, en 1988, solidement ancré dans l’inconscient collectif depuis, le blockbuster hybride du trio Disney/ Spielberg/Zemeckis ne s’est pourtant jamais décliné en franchise. Le lapin zozotant pouvait-il vraiment survivre aux 80s ? 

Bugs Bunny et Mickey Mouse qui se font une sortie en parachute sous l’œil avisé de Titi, Daffy Duck et l’oncle Donald qui assurent le spectacle dans un cabaret où Betty Boop arrondit ses fins de mois... c’est peu dire que Qui veut la peau de Roger Rabbit avait pressenti notre appétit pour les crossover les plus azimutés. Disney, Fleischer, Warner, Universal : tous les grands studios cartoons de l’âge d’or s’y retrouvaient encapsulés pour la toute première fois dans l’histoire du divertissement de masse. C’est archivé dans la grande histoire hollywoodienne. Cette prouesse était due au producteur du projet, Steven Spielberg, un homme à qui personne ne pouvait vraiment dire non à cette époque. Pris en tenaille, comme souvent, entre son innocence geek et son habileté de businessman, il réalisait ici une sorte de fantasme « areuh-areuh » en se payant toutes les plus grandes vedettes de l’animation US (manquaient tout de même à l’appel quelques cadors comme Popeye, Felix le Chat ou Tom & Jerry...). C’était il y a bientôt trente-cinq ans et c’est peu dire que le public s’était chargé à l’époque de valider cette grande tambouille colorée. Roger Rabbit fut un triomphe absolu, et ses guest-stars par dizaines n’y étaient évidemment pas pour rien. 

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Un chef-d'oeuvre prophétique

Au-delà de la fusion prophétique qu’il opérait entre cinéma live et animation (et qui reste le fait de son metteur en scène, Robert Zemeckis), le film annonçait une nouvelle stratégie marketing bâtie sur l’érudition pop du grand public et son désir de voir se mélanger des motifs, qui, par principe ou par contrat, ne devraient jamais se croiser. Spielberg, en tant que réalisateur cette fois, retentera le coup des années plus tard avec son Ready Player One, tandis que dernièrement, l’intégralité de la promo du nouveau Spider-Man a été imaginée selon ce seul précepte. Une fois de plus, le patron d’Amblin, l’entrepreneur le plus avisé de l’histoire de Hollywood, savait ce que les gens désiraient avant même qu’ils n’aient eu le temps de le formuler...

Qui veut la peau de Roger Rabbit
Amblin

À ce sujet, pourtant, un mystère demeure : pourquoi ne leur a-t- il jamais offert de Roger Rabbit 2 ? Non seulement le monde n’attendait que ça, les argentiers du cinéma aussi, mais sur le papier ça semblait donné. Une nouvelle enquête menée par Valiant et Rabbit, entre Toonville et L.A., avec plus d’exploits technos, de dinguerie cartoon et de guests animés (Popeye ! Felix ! Tom ! Jerry !). On ne cause même pas des éventuels spin-off, prequels, que sais-je, centrés sur Jessica, Baby Herman ou le juge DeMort. Roger Rabbit établissait une mythologie foisonnante, sidérante, inépuisable, qui ne débouchera au fond que sur trois petits courts métrages en forme d’avant-programme Disney – et dans lesquels le lapin se contentera de se faire (magnifiquement) sadiser par le gros bébé. À l’heure des plateformes et des déclinai- sons mythologiques à gogo, cet objet extravagant, financé par Disney, rappelons-le, ne peut plus se regarder autrement que comme une absurdité industrielle ; un prototype la fois prescripteur, couronné de succès mais qui est resté lettre morte. Quelqu’un a effectivement eu la peau de Roger Rabbit. Reste à comprendre le mobile. 

Pièce à conviction numéro un : il y a bien eu un projet de suite, et plus précisément de prequel, intitulé Toon Platoon, dans lequel Roger partait délivrer Jessica des griffes des nazis, et où l’on apprenait que Bugs Bunny était son père. Le problème c’est que film fut développé à un moment, le début des 90s, où il fallait en passer par le numérique et non plus par l’animation traditionnelle pour épater les foules. Et cela avait un prix. Pièce à conviction numéro deux : si cette somme rondelette n’était pas forcément de nature à effrayer des mastodontes comme Disney, Spielberg ou Zemeckis, tout ce beau monde avait aussi compris que le lapin était passé par un trou de souris. Le caractère à la fois ultra-violent, enfantin, geek et grivois charrié par Roger Rabbit et ses copains ne collait plus vraiment avec l’époque. Par ailleurs, des films comme La liste de Schindler, Forrest Gump et Le Roi Lion, et la brouette d’Oscars qu’ils venaient de rapporter, avaient contribué à institutionnaliser le trio à la barre du projet. Ce n’était plus le moment pour quiconque de consacrer trois ans de sa vie à un film où l’on voit un bébé claquer les fesses des filles tout en tirant sur un gros cigare. Et ceci a probablement suffi à classer l’affaire pour de bon. 

Qui veut la peau de Roger Rabbit
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Baby Herman is cancelled  

Depuis quelques mois, on peut retrouver le film sur Disney+ dans une stupéfiante copie 4K (qui est également sortie en support physique) et on s’étonne presque de le voir trôner ici, intact, même pas censuré ou dissimulé dans une sous-section de cet espace où habituellement rien ne dépasse. Tout ancre désormais le film dans son époque : l’animation old-school du génial Richard Williams autant que le corps de Jessica, les besoins d’ultra-violence du juge DeMort (qui tue pour le seul plaisir de tuer) comme les yeux exorbités de Baby Herman lorsqu’il passe sous les jupes des filles.

Si Roger Rabbit prophétise bel et bien à certains égards ce que sera le blockbuster familial du XXIe siècle (numérique, high concept, franchisable) il consigne également ce qu’il ne sera plus jamais (malaisant, agressif, sexy). Ce n’est pas bien compliqué d’imaginer une suite, même très tardive, à Space Jam, autre hit cartoon/live d’antan, mais à qui viendrait l’idée saugrenue de se confronter aujourd’hui à la figure de ce bon vieux Roger (et surtout à celle de Jessica)? L’heure des « picoti picota » semble bel et bien révolue. Le temps qui passe a offert à Roger Rabbit ce destin-là. C’était un film pour enfant, c’est désormais un objet qui se consomme entre adultes avertis. C’était un symbole de l’impérialisme yankee-Disney-Spielberg-McDo-Coca, c’est désormais un geste de subversion qui défriserait même certains de ses concepteurs (le film le plus tordu de Zemeckis, à égalité avec Bienvenue à Marwen, en tout cas). Roger Rabbit n’est pas un film cool et rigolo, pas même l’assurance d’une soirée réussie, c’est au contraire une œuvre pulsionnelle, étrange et habitée. Mickey Mouse doit encore se demander ce qu’il est venu faire là-dedans. 

Romain Thoral