Armageddon Time
Universal Pictures

New York dans les années 80, le péril nucléaire, sa rencontre avec la famille Trump… Le réalisateur américain détaille la genèse de son film le plus personnel.

Alors que le 76e festival de Cannes bat son plein, la télévision en profite pour diffuser des films mémorables des éditions précédentes. Ce soir, sur Canal +, place par exemple à Armageddon Time, qui avait fait beaucoup de bruit sur la Croisette, en 2022. Première avait alors rencontré son réalisateur James Gray. Qui confirmait  s'être inspiré de sa propre enfance -mais pas seulement- pour écrire ce film très réussi.

Première : Armageddon Time appartient à cette veine de films autobiographiques où un cinéaste quinquagénaire se penche sur son enfance. C’est presque un genre en soi…

James Gray : Disons "semi-autobiographique" plutôt que "autobiographique". Ou "personnel", c’est encore mieux. Par ailleurs, je trouve un grand nombre de ces films vraiment bidon ! Totalement dépourvu d’âme. Le risque, quand on se lance dans ce genre de projet, c’est d’être trop indulgent avec soi-même. J’ai essayé au contraire d’être le plus honnête possible, vis-à-vis de moi, de mes proches, de mon monde.

A quel moment ces souvenirs qui forment la trame du film ont-ils commencé à refaire surface ? La présidence de Donald Trump a forcément quelque chose à voir avec votre envie de raconter vos années dans une école dirigée par sa famille…

Oui et non. Il y a quelques années, mes enfants m’ont dit qu’ils avaient envie de voir la maison où j’avais grandi. Nous sommes donc allés y faire un tour. Elle n’était plus tout à fait la même que celle que j’avais connue, mais on pouvait encore voir des vestiges du passage de notre famille. Par exemple des traces, sur les murs, de la bombe de peinture que j’utilisais pour mes modèles réduits… J’ai commencé à repenser à tous ces repas de famille, qui étaient si importants pour nous, avec mes parents, mes grands-parents, mon grand-oncle et ma grand-tante. Plus aucun d’entre eux n’est vivant désormais, ils sont tous partis, ils sont comme des fantômes. Puis je suis parti à Paris mettre en scène Les Noces de Figaro, Trump venait d’être élu et ça me faisait vraiment peur, sans parler du sentiment d’humiliation que je ressentais en tant qu’Américain vis-à-vis de mes amis européens. Le soir, dans mon appartement parisien, seul, loin de ma famille, je repensais à ces fantômes, à mon ancienne maison… L’histoire d’Armageddon Time a commencé à prendre forme. La première fois que j’ai parlé du projet à Darius Khondji (le directeur de la photographie du film – ndlr), je lui ai dit : on va raconter une histoire de fantômes.

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Abaca

Vous parlez dans le film d’un moment très précis de votre enfance, d'une histoire très intime, mais vous l’associez à un tournant majeur de l’histoire américaine…

Le film s’appelle Armageddon Time parce que l’élection de Reagan donnait un sentiment de fin du monde. On pensait vraiment qu’il allait lancer les missiles nucléaires. 1980 a été un tournant politique, culturel. Mohammed Ali, qui était l’un de mes héros, a perdu un combat de façon très humiliante, contre Larry Holmes. John Lennon, un autre héros, a été assassiné... La culture et la politique changeaient à toute vitesse. En un clin d’œil, les Etats-Unis sont devenus un pays très différent de ce qu’ils étaient l’instant d’avant. 

Vous soulignez surtout qu’il y a eu une sorte de "dissociation", au début des années 80, entre la communauté juive et la communauté afro-américaine, l’une rejoignant le mainstream, l’autre restant dans la marge…

Oui, même si je n’ai jamais pensé le film comme portant sur la question raciale. Le vrai sujet, c’est la classe, cette idée de privilège. Et les différents degrés de privilège. Disons qu’il y a le privilège blanc, et le privilège blanc sous stéroïdes ! Celui-ci est représenté dans le film par Maryanne Trump (sœur de Donald, jouée par Jessica Chastain), qui explique qu’elle s’est battue pour arriver là où elle est... Battue ? Quelle blague ! Sa famille pèse 400 millions de dollars ! Mais au-delà de ça, je ne peux pas prétendre parler de l’expérience noire américaine avec une quelconque intelligence. Je serais un trou du cul si je faisais ça ! Je ne peux parler que de mon microcosme. Avec cette idée, qui ne me quitte jamais, que c’est dans le microcosme personnel, dans l’intime, que naissent l’histoire et le mythe.

Armageddon Time marque votre retour à New York, après un film dans la jungle (The Lost City of Z) et un autre dans le cosmos (Ad Astra). Tourner loin de votre territoire habituel, c’était pour tenter de devenir un autre réalisateur, ou pour voir si vous étiez le même réalisateur sous d’autres latitudes ?

Je ne pense pas être devenu un autre réalisateur, ni même avoir essayé de le devenir. Mais disons que j’ai voulu changer d’air parce que je trouverais ça ennuyeux de faire encore et toujours le même film… Par ailleurs, je sais qu'on est condamné à faire toujours le même film ! On revisite toujours les mêmes thèmes, on a toujours le même goût. Ça ne m’empêche pas d’avoir envie de me dépasser. De grandir, de devenir un meilleur artiste. C’est ce que j’essayais de faire en tentant ces expériences. Je me suis parfois déçu en tant que cinéaste. J’essaye d’être un meilleur réalisateur, plus personnel, plus direct, plus honnête, plus généreux avec les acteurs. Je ne sais pas si j’y suis parvenu, mais c’était ce que j’essayais de faire !

Armageddon Time
Universal Pictures

A quel moment vous êtes-vous déçu ?

Je ne m’en rends compte qu’a posteriori. Ça n’a rien à voir avec le fait de savoir si les gens ont aimé mon travail ou pas. C’est plutôt lié au sentiment d’avoir réussi ou non à immerger émotionnellement les spectateurs dans mon film. Je me fais la plus haute idée possible du drame, je veux qu’il contienne toute l’ampleur de l’expérience humaine, la tendresse et l’amour et la rage et la colère et le danger et la beauté... C’est impossible à atteindre, mais ça ne m’empêche pas d’être déçu quand j’échoue. Avec Two Lovers, j’avais essayé de faire le film le plus honnête possible sur le désir, mais je crois qu’il n’a pas été bien compris à l’époque. Pareil pour The Lost City of Z, dont la fin irrésolue a désarçonné beaucoup de monde. Moi je l’aime, cette fin, mais les gens n’y ont pas réagi très favorablement.

Dans Armageddon Time, vous postulez que le monde dans lequel on vit aujourd’hui a été inventé au début des années 1980. Vous diriez que 1980 et 2022, c’est la même chose, le même monde ?

L’élection de Reagan a changé la donne. Il a clairement pavé la voie à quelqu’un comme Trump. Ça a sonné le glas, au moins aux Etats-Unis, d’un gouvernement dédié à l’idée d’égalité. Reagan a vraiment érigé la cupidité comme une forme de vertu et a permis le déchaînement d’un capitalisme débridé qui a entraîné des inégalités terribles, qui déchirent le pays aujourd’hui. Au-delà de ça, je ne pense pas que les gens ont vraiment changé, non. Quand on va voir une pièce de Shakespeare, ou qu’on lit un roman de Dostoïevski, est-ce qu’il y est question de choses très éloignées de nous, qui nous sont incompréhensibles ? Pas vraiment. On revit et on raconte les mêmes histoires, encore et encore. En ce qui concerne le monde occidental en tout cas, on peut dire que les Grecs avaient tout compris dès le début.


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