Adieu les blockbusters
Eurozoom/SND/Gaumont

"Circulez y a rien à voir". Parce que les blockbusters ne sont pas là, on a voulu nous faire croire qu’il n’y avait rien en salles. Il serait peut-être temps de changer de discours.

Un chiffre d’abord. En guise de rappel : en 2019, les films américains prenaient plus de 55 % de part de marché et le cinéma français avec 74,66 millions de billets vendus représentaient de son côté 35 % des entrées. Vendredi, Le Figaro annonçait 65% de baisses des recettes pour l’année en cours. Ces chiffres (vertigineux) permettent de comprendre comment, une fois le confinement levé, toute l’industrie (nous y compris – regardez notre couverture Wonder Woman ou celle sur Tenet) a pu se convaincre que seul un blockbuster américain pourrait sauver le cinéma local. Et pourquoi un directeur de cinéma en était venu à se filmer en train de détruire une PLV de Mulan à coup de batte de base-ball. On attendait Tenet comme le Messie, et les films Disney comme la Sainte Vierge. On arrive en octobre et le film de Nolan n’a pas relancé la machine, et Mulan a filé sur Disney +… Le Figaro peut titrer tranquillement sur le "grand basculement" de l’écran au streaming. 

Pas question ici de remettre en cause le modèle des sorties de films lancé il y a 45 ans par Jaws – ce n’est pas notre job. Seulement de constater que les grosses machines ne sont pas là et que plutôt que de s’en plaindre, peut-être – et on dit bien "peut-être" – qu’on pourrait mieux regarder autour de nous avant de déclarer que c’est le néant dans les salles. "C’est pire que jamais en matière d’injonction aux ‘films porteurs’, donc américains !" s’insurgeait Sylvie Pialat dans un article de Libé il y a des siècles (le 21 juin dernier exactement). A force d’entendre les exploitants, certains critiques et des YouTubeurs affirmer qu’il n’y a rien à voir - parce que les majors ont décalé leurs grosses sorties de l’été - on a fini par y croire. Comme une prophétie autoréalisatrice, cette douce complainte a laissé penser que le cinéma était en état de coma cérébral. Mais reprenez le line-up de l’été : Madre de Sorogoyen, la comédie explosive de Zadi Tout Simplement Noir, le retour du roi Apatow avec The King of Staten Island ou l’extraordinaire Light of My Life de Casey Affleck, Greenland avec Gerard Butler, sans parler des reprises (dont celle d’Akira qui fait un carton) suffisent à invalider cet état des lieux catastrophiques. 

Le président des cinémas MK2 dénonce la "trahison" des studios

OK. Les superhéros ont rendu les armes et le super-espion a partiellement rempli sa mission. Mais il serait peut-être temps de regarder ailleurs. De voir que la vitalité et la diversité des propositions de cinéma peuvent être le meilleur moyen de retourner en salle ou que les mantras larmoyants, les fameuses "injonctions" de Sylvie Pialat, sont dépassés. Le cinéma yankee ne peut plus être l’alpha et l’oméga de la distribution française. Continuer d’attendre les mastodontes (alors que les majors continuent de décaler leurs sorties) semble contre-productif. Il est peut-être temps de quitter l’autoroute du normatif, de jeter notre regard ailleurs. Et surtout loin du monde d’avant qui considérait trop souvent le cinoche français ou le cinéma d’auteur comme un bonus. A Angoulême, une évidence s’était imposée très vite. Le cinéma français était vivant, vivace et surexcitant. 

La manifestation avait l’allure de test. C’était le premier festival de cinéma à avoir lieu depuis la fin du confinement. Le Premier Ministre Jean Castex et la Ministre de la Culture Roselyne Bachelot avaient fait le déplacement pour l’ouverture. Et le résultat, malgré un palmarès rabougri - les quatre trophées pesaient un peu trop lourd sur les épaules du beau Ibrahim de Samir Guesmi - et du coup totalement hors-sol concocté par le jury Délépine- Kervern, est allé au- delà des espérances de ses organisateurs forcément un peu sous tension. Des salles pleines, des équipes de films venues en masse et un feu d’artifice de films enthousiasmants racontant concrètement la fameuse diversité du cinéma français et promesses de grands moments à venir dans les salles. Des comédies hilarantes (Les Deux Alfred de Bruno Podalydès, Le Discours de Laurent Tirard…), des premiers films emballants (Slalom de Charlène Favier, De l’or pour les chiens d’Anna Cazenave Cambet, La Nuée de Just Philippot, Sous le ciel d’Alice de Chloé Mazlo, La Terre des hommes de Naël Marandin), des auteurs au sommet de leur forme (Emmanuel Mouret avec Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, Albert Dupontel avec Adieu les cons…), des performances de comédiens renversantes (Emmanuelle Béart dans L’Etreinte, Laure Calamy dans Antoinette dans les Cévennes, Alex Lutz dans 5ème set…) et un Prix du public épatant (Un triomphe d’Emmanuel Courcol) qui a tout pour devenir un beau succès populaire. 

Ibrahim de Samir Guesmi triomphe au festival d’Angoulême [palmarès]

Tous les festivaliers peuvent en témoigner : l’industrie française a une sacrée gueule, et en tout cas a de quoi susciter le désir autant que la première franchise venue d’Amérique. Et on ne parle pas que du cinéma français. En parallèle, on recevait le même écho du côté du ciné indépendant américain. A Deauville, le CID aussi était rempli à craquer (avec la distanciation sociale !) et les festivaliers ont profité de films qui redonnaient foi dans le septième art étoilé. Production canado-britannique mais réalisée par l’Américain Sean Durkin, The Nest, précis fabuleux de mise en scène, porté par deux comédiens stupéfiants (Jude Law et Carrie Coon) évoquait autant les films 70s de Cassavetes, Mad Men, que les films gothiques britanniques. Kajillionaire (avec Evan Rachel Wood) a aussi fait sensation sur les planches, ainsi que Comment je suis devenu superhéros, un film spandex… made in France.

Evidemment, personne ne vous fera croire que The Nest peut faire autant d’entrées que Titanic ou qu’Adieu les cons fera péter les scores des Chtis. Et toute l’industrie a besoin des tentpoles. Mais il faut rappeler à tous que les films sont là. Les stars sont là. Les histoires sont là. On sera évidemment présents pour la dernière mission de Daniel Craig habillé en 007. On attend le Dune de Denis Villeneuve et on crève d’envie de voir Soul ou Maverick remonter à bord de son F-14 dans Top Gun

Mais en attendant, le cinéma est plus que jamais bel et bien vivant. Dans les salles.