Alpha
Diaphana

La réalisatrice de Titane présente en exclusivité dans le dernier numéro de Première son nouveau film en compétition à Cannes 2025. Extraits.

Quatre ans après la Palme d’or de Titane, Julia Ducournau est de retour en compétition à Cannes avec son nouveau long-métrage, Alpha. L’histoire d’une jeune fille (Melissa Boros) qui vit seule avec sa mère (Golshifteh Farahani) et rentre de l’école avec un mystérieux tatouage sur le bras. Tahar Rahim, Emma Mackey et Finnegan Oldfield complètent le casting d'Alpha, film qui promet de creuser le sillon de cette jeune réalisatrice au style déjà si marquée, qu’on avait découverte avec son premier film choc, Grave, sélectionné à la Semaine de la Critique en 2016. 

Dans le nouveau numéro de Première, la cinéaste de 41 ans nous présente ce nouveau projet très attendu, avec beaucoup de précaution. Alpha est montré ce lundi 19 mai en avant-première au Festival de Cannes, et peu de choses ont été dévoilées au public jusqu’à présent. En dehors de quelques photos et d’un premier teaser énigmatique et sombre (à voir en fin d'article). 

Voici un extrait de l’entretien que nous a accordé Julia Doucournau, à retrouver en intégralité en kiosque. 

Vous avez dit avoir à un moment pensé que ce film était "hors de portée, inconfortable, trop précoce". Pourriez-vous nous parler de cette zone d'inconfort ? Est-ce parce qu'il s'agit d'un film très personnel, intime ? Par exemple, le fait de situer le récit au sein d'une famille kabyle, on sent bien que ça ne sort pas de nulle part...

En effet, je vous confirme que ça n'a rien d'opportuniste (sourire)… Maintenant, la zone d'inconfort, je la vois d'abord à l'aune de mon travail. Prenons les trois films que j'ai faits. Grave parle de l'humanité comme d'une transcendance de notre animalité, presque un Graal à atteindre. Mon personnage lutte contre ses instincts animaux pour essayer de devenir humaine, comme une sorte d'élévation. Titane parle d'une humanité qui se meurt mais dont la solution se trouverait dans une forme de transhumanisme ou de transhumanité. Dans le premier, l'humanité est un point de mire. Dans le second, la prothèse, le métal, sont vus comme une solution à sa défaillance. Dans Alpha, il n'y a plus que notre humanité, nue. Sans solution, sans issue. En me plaçant là, je me suis permis de réellement me recentrer sur les émotions, l'amour comme unique condition de l'acceptation de notre mortalité. Et ça, ce n'est pas facile. Je me retrouve dans une absence totale de distance. Je n'ai plus la distance du genre, même si d'aucuns pourraient dire que la maladie que je montre n'existe pas. Mais je l'inscris très fortement dans la réalité du film, donc je n'utilise pas le genre comme un pare-feu mais comme un vecteur d'identification à notre humanité. Sans ce pare-feu du genre, j'ai dû me confronter à mes propres peurs.

Julia Ducournau sur le tournage d'Alpha
Carole Bethuel

Sauf erreur de Wikipedia, vous êtes née en 1983, l'année de la découverte du virus du VIH. Ce qui n'est pas sans conséquence pour un film qui traite d'un traumatisme enfantin lié à une épidémie…

A ce niveau-là, le traumatisme a été général, et il dure encore aujourd'hui, c'est quelque chose dont on n'a pas réellement fait le deuil. Je ne parle pas seulement de la maladie elle-même mais de cette ambiance de peur et de honte, l'idée que ça touchait une frange particulière de la population, que les malades étaient des pécheurs, c'est ça le traumatisme : la contamination d'une peur qui a radicalement changé notre avenir. Pour ma génération, le sexe est devenu un tabou considérable. Après la libération des années 70, on a vécu un ressac total, un ressac éthique aussi, dans le rapport que la société a eu envers les malades, une période de recul humaniste extrêmement brutal. Vous parlez de « traumatisme enfantin », mais pour moi le film traite plutôt d'un traumatisme trans-générationnel, transféré sur la génération suivante, et d'un cycle qui, en l'absence de deuil, n'aura jamais de fin. Donc oui, mon année de naissance a clairement quelque chose à voir là-dedans, et c'est pour ça que le personnage s'appelle Alpha. Quelqu'un qui naît dans un monde d'Oméga. Comment naître dans un monde où tout meurt ?

Il y a dans le film une double temporalité signifiée par des effets photographiques très marqués.

Il fallait dissocier les deux temporalités. Pas pour des raisons de compréhension, mais pour marquer la différence entre les deux époques dans leur rapport à la maladie. Entre le passé et le présent du film, tout s'est assombri, parce que même s'il n'est plus possible de nier les morts, les gens continuent de nier la maladie elle-même. Pour moi, ce déni-là est ce qu'il y a de plus sombre, et cela implique cette image dé-saturée, très contraste, comme si on était passé à un âge industriel, dur, glacé. Parce que le déni, la honte et la peur se sont insérés dans la société. Le passé, je l'ai voulu nostalgique, on a travaillé avec mon chef op' Ruben Impens pour retrouver le rendu des appareils jetables Kodak qu'on utilisait beaucoup et qui donnaient des photos avec des couleurs très vivaces, presque trop.

Golshifteh Farahani en proie à l’angoisse dans Alpha : bande-annonce
MANDARIN & COMPAGNIE KALLOUCHE CINEMA FRAKAS PRODUCTIONS FRANCE 3 CINEMA

Baveuses, même.

Oui, avec ce fond jaune-vert omniprésent. Il ne s'agissait pas d'exprimer une nostalgie de l'enfance idéalisée mais de créer une opposition entre une image homogène, reflet d'une époque où les gens faisaient encore société, et l'image très hétérogène du présent du film, où la connexion s'est perdue, emportée par la peur, le pointage du doigt etc. Les choix de traitement visuel viennent de là, pas du tout d'une inquiétude du style « oh mon dieu, les gens ne vont pas comprendre qu'on est dans un flash-back ». In fine, si mon travail sur l'identification aux émotions des personnages, à l'amour qui les lie, à l'accouchement qu'ils font d'eux-mêmes fonctionne, la question de la temporalité n'aura pas une grande importance.

Ce double choix esthétique aboutit au fait que les deux époques sont nappées d'une forme d'onirisme ou d'irréalité, qui fait que l'ensemble du film est vécu du point de vue d'Alpha, même les scènes où elle n'est pas présente, et dont on peut imaginer qu'elle les fantasme.

C'est très juste et ça affleure dans tous les choix qu'on a pu faire. Typiquement, la scène du tatouage, au tout début. Elle se fait tatouer et puis la caméra s'éloigne d'elle au ralenti, pour visiter le squat où la fête a lieu, alors qu'Alpha est semi-consciente, dans un état second. Avec le monteur son, on a fait en sorte qu'on ait l'impression que son esprit quitte son corps et que c'est lui qui se balade dans cette fête. Cette même idée s'applique à beaucoup d'autres scènes. Elle est indéniablement le point de vue du film.

Propos recueillis par Léonard Haddad