DR

En lice pour la Caméra d’or 2014 avec The Disappearance of Eleanor Rigby (produit et interprété par Jessica Chastain), le jeune new-yorkais Ned Benson a débarqué à Cannes - et dans la section Un certain regard - avec un montage très différent de celui présenté en 2013 à Toronto. Une opération derrière laquelle certains ont vu la main d’Harvey Weinstein, distributeur du film.Quelles références cinématographiques aviez-vous en tête en réalisant The Disappearance of Eleanor Rigby, film sentimental marqué par une profonde mélancolie ?Quand j’étais adolescent, le premier film à m’avoir vraiment fait découvrir le cinéma international était Trois Couleurs : Rouge de Krzysztof Kieslowski. La diversité de points de vue de la trilogie Trois Couleurs a donc eu une grande influence sur mon projet, mais j’adore aussi des cinéastes comme Jacques Audiard, Hou Hsiao-hsien ou Agnès Varda. Parmi les sources d’inspiration de The Disappearance of Eleanor Rigby, je citerais aussi Manhattan de Woody Allen, Un homme et une femme de Claude Lelouch ou Clean d'Olivier Assayas. Mais une bonne partie des idées romantiques du film viennent aussi de ma propre expérience et des discussions que j’ai eues avec mon actrice et productrice Jessica Chastain. La version présentée à Cannes est un montage de deux heures, alors que deux films distincts de 90 minutes avaient été projetés en septembre 2013 à Toronto. Quelles différences y-a-t-il entre ces versions ?Le film que vous avez vu à Cannes s’appelle "Them" et se focalise sur la relation entre les deux amants. Les points de vue se combinent donc à la fin, alors que les films "Her" et "Him" offraient deux études de personnages totalement séparées et décrivaient  l’expérience subjective que chacun vit de son côté. Le film "Him" a une ambiance bleue, des filtres plus froids et un certain détachement par rapport aux émotions, alors que "Her" est plus chaud, il y a plus d’intensité émotionnelle dans le parcours intérieur d’Eleanor, qui tente douloureusement de s’extraire du monde. Mais comment est venue cette décision de remonter le film après Toronto ?Disons qu’il y a une différence entre une histoire de 3 heures 10 et un film de 2 heures. J’avais envie à travers ce nouveau montage de donner au public le choix de suivre le destin de ce couple de la façon qu’il le souhaite. Si le nouveau montage n’avait pas été satisfaisant, je ne l’aurais pas envoyé à Cannes et il n’aurait pas été sélectionné, ce qui soit dit en passant est un rêve pour moi. Si les spectateurs ont uniquement le temps d’aller voir la version de 2 heures, qui sortira le 26 septembre aux Etats-Unis, c’est leur choix et c’est très bien. Mais s’ils veulent aller voir ensuite les deux films séparés, qui sortiront aux Etats-Unis six semaines plus tard, ça me va parfaitement aussi. Ce remontage n’a-t-il pas été imposé par votre distributeur Harvey Weinstein ?On a évidemment eu des discussions avec Harvey Weinstein, mais il n’était jamais dans la salle de montage avec ses ciseaux. C’était une bonne expérience collaborative, Harvey et son équipe ont été d’un grand soutien : ils ont d’abord acheté le projet sous forme de deux films à Toronto et quand une société de la qualité de Miramax croit en vous, vous acceptez ensuite la meilleure opportunité pour que votre création soit vue par le public. J’avais 28 ans quand j’ai commencé à travailler sur ce projet et j’en ai maintenant 37, tout cela a pris beaucoup de  temps. J’avais envie d’être ouvert et collaboratif avec Miramax pour que les spectateurs puissent accueillir au mieux mon premier film.Quelle était la ligne directrice de ce nouveau montage ?Il a d’abord fallu couper certaines séquences de personnages secondaires, comme celles de William Hurt ou de Bill Hader. Mais le plus délicat était clairement de créer une continuité entre les séquences. Toutes les scènes communes entre Jessica Chastain et James McAvoy furent en effet été tournées différemment dans "Him" et dans "Her", car je voulais montrer que les deux amants n’ont pas la même perception ni les mêmes souvenirs. La couleur de ces séquences est différente d’un film à l’autre et les dialogues divergent eux aussi complètement.  Il arrivait que lui porte un t-shirt bleu dans "Him" puis un t-shirt gris dans la même séquence observée selon le point de vue de "Her". Dans "Them",  je ne pouvais pas passer de l’un à l’autre et il a donc fallu que je choisisse à chaque fois quelle version garder et comment la replacer émotionnellement et rythmiquement dans le contexte du nouveau film. On a beaucoup cogité avec mon monteur.Au final, ne vous êtes-vous pas senti dépossédé de votre création ?Non, dans mon esprit il n’y a rien de mieux qu’une collaboration. Mes idées ne sont pas forcément à chaque fois les meilleures, en parler avec les autres peut aider à améliorer le projet commun. Dès l’écriture du script, j’ai été très aidé par Jessica et Cassandra Kulukundis [NDLR : co-productrice de The Disappearance of Eleanor Rigby] : l’idée de faire deux films séparés pour avoir dans l’un d’eux un point de vue entièrement féminin est d'ailleurs venue de Jessica. Il est parfois injuste qu’un réalisateur prenne tout le crédit pour un film. Je serais très heureux de passer ma vie à apprendre de mes expériences et de mes collaborations. Et qu’avez-vous par exemple appris de votre collaboration avec Harvey Weinstein ?Je crois qu’Harvey respecte le film et qu’il a très envie qu’il soit apprécié par ceux qui le verront. S’il m’avait dit que je ne pouvais pas garder les deux premiers montages, il y aurait sûrement eu conflit, mais il s’est arrangé pour que les deux autres versions sortent aussi aux Etats-Unis. Je dois quand même avouer qu’Harvey est la personne qui, lorsque j’étais adolescent, a apporté en Amérique tous ces incroyables films internationaux qui ont fait mon éducation filmique. D’une certaine façon Harvey Weinstein est mon école de cinéma à moi, car je n’ai jamais pris de vrais cours de cinéma à l'Université. Harvey connaît son métier, il sait ce qu’est un grand film. Vous savez, cette industrie est difficile parce qu’il y a tellement d’argent dépensé pour faire des films que nous devons toujours mêler notre désir artistique avec une certaine conscience du business.  S’il fallait choisir votre version préférée entre "Him", "Her" et "Them" ?Je ne peux pas choisir, j’envisage le projet comme un tout qui me ressemble totalement. C’est moi qui m’exprime à travers ces personnages et le mieux est bien entendu de voir les trois versions. J’espère que vous aurez accès en France à ces trois versions, que ce soit au cinéma ou en DVD. D’autant que j’adore la France : on a passé deux mois à Paris avec Jessica Chastain pour écrire le script de "Her" et je n’arrive toujours pas à croire que j’ai pu diriger dans The Disappearance of Eleanor Rigby Isabelle Huppert, qui n’est autre que l’actrice préférée de Jessica.Recueilli par Damien LeblancPrésenté à Un certain regard, The Disappearance of Eleanor Rigby n'a pas encore de date de sortie française. Notre critique est ici.