Abdellatif Kechiche a été condamné vendredi dernier par le Tribunal de grande instance de Paris à verser la somme de 180 000 euros à MK2 pour manquement à son contrat d'exclusivité avec la société fondée par Marin Karmitz. En 2008, le producteur et distributeur français avait signé avec le cinéaste un accord de production de ses trois prochains films, mais les deux hommes se sont brouillés sur Vénus Noire et Kechiche est parti faire La Vie d'Adèle chez Wild Bunch.>>> Kechiche condamné à verser 180 000 euros à MK2Lorsque nous avons rencontré Marin Karmitz en juin dernier pour évoquer l'ensemble de sa carrière, il avait eu des mots très durs à l'égard de Kechiche, que nous reproduisons ci-dessous.Vous n’avez plus le courage de vous battre ? Aujourd’hui c’est différent, ça va trop vite, ce n’est plus la même chose... Vous savez, l’une des rencontres les plus importantes de ma vie ce fut Kieslowski. Un homme que j’ai admiré. Chaque fois qu’on travaillait ensemble j’étais transporté, il m’emmenait ailleurs. À sa mort, j’ai eu beaucoup de mal à faire le deuil, beaucoup de mal à retrouver des marques et à continuer de travailler. Et puis j’ai rencontré Kiarostami. Et ce fut pareil. Sur chaque film il m’emportait ailleurs. C’est bien beau, mais le problème, c’est le retour sur terre. Comment faire pour accepter de vivre sur cette terre tous les jours alors qu’on a ces petits nuages ? Ca m’est de plus en plus pénible. Kieslowski et Kiarostami, Resnais, Güney, GodardChabrol, les Taviani... Fréquenter ces cinéastes-là a été une expérience incroyable. Tous ces réalisateurs parlaient du monde. De la Pologne communiste, de la France, de la Turquie. Et aujourd’hui ? Quoi ? Je me retrouve avec des cinéastes qui ne m’apportent pas grand-chose. Parce qu’ils ne s’inscrivent dans aucune histoire et ont souvent un grand mépris pour l’instrument de production. Vous avez produit Abdellatif Kechiche qui, lui, a une histoire et un discours... C’est ce que j’ai cru. À la recherche de ces porteurs d’Histoire et d’histoires, je me suis dit que Kechiche était un cinéaste intéressant. Son rapport au langage, son rapport à l’immigration et à l’exclusion m’intéressaient. Mais je me suis rendu compte en faisant Venus noire que je m’étais trompé. D’abord, j’ai découvert son mépris des gens, que je ne peux pas supporter. Je ne peux pas laisser passer ça alors que c’est ce que j’ai toujours combattu. Pour moi, le talent s’arrête au non-respect des gens. J’ai également vite compris qu’il était incapable de travailler en équipe. Or le génie, c’est savoir écouter les autres. C’est ce que j’ai appris au contact de Resnais, d’Abbas... Même Angelopoulos m’écoutait, et pourtant ce n’était pas le plus facile. (Sourire.) Ces cinéastes-là respectaient les gens, respectaient le producteur. Si on accepte de travailler avec moi, on ne peut pas me demander la même chose que le type d’en face qui ne s’implique pas, qui n’est jamais là et qui s’en fout...Concrètement, ça veut dire quoi ?Beaucoup de choses. Par exemple, Kechiche savait que, par contrat, je ne veux pas de films de plus d’1h50, et à l’arrivée, il m’a livré un film de plus de trois heures. Un film dont on voyait de manière évidente les longueurs, que l’effet recherché était manqué par complaisance à l’égard de son propre travail. Tous les grands auteurs avec qui j’ai travaillé, TOUS, ont accepté les coupes. On discutait, mais ils acceptaient qu’il y ait un premier regard, et ils avaient suffisamment confiance en moi pour écouter mes remarques.J’ai l’impression que Kechiche est l’un des éléments déclencheur de votre envie d’arrêter...Kieslowski est mort, Chabrol aussi. Abbas travaille peu... La question est simple : « Qu’est-ce que je fais maintenant ? » Ou plutôt : « Comment faire aussi bien que ce que je faisais ? » Kechiche, c’était un choix artistique, politique. Je pensais qu’il pourrait être leur héritier. Je me suis trompé. Son dernier film est bidon. C’est intéressant quand les deux filles sont ensemble parce qu’il se passe quelque chose, mais l’expression de la lutte de classe est très faible, comme le style. Mon ambition c’est de construire un monde meilleur. Ce n’est pas le cas de La Vie d’Adèle. Comprenez bien : ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien. Récemment, j’ai vu le dernier film d’Atiq Rahimi qui m’a impressionné. C’est une merveille qui parle du monde, de la guerre, de la politique, des femmes... Et le même jour j’ai vu deux films qui m’ont rendu heureux. Ida (de Pawlikowski) que je trouve somptueux, et le dernier film de Naomi Kawase, qu’on distribue à l’étranger. Mais à un moment, le choix est simple. Soit on fait de la production pour faire de l’argent – et avec des structures lourdes, on est obligé de faire du chiffre et donc des conneries. Ou alors on est dans une grande exigence et on fait des choses cohérentes. J’ai l’impression que nous devons reprendre cette exigence – artistique, esthétique, culturelle. Surtout dans cette époque de confusion. Interview Gaël GolhenExtrait d'une interview parue dans le numéro de Première de juin 2014