Lorsqu’ils se sont rencontrés à la fac de cinéma, Aharon Keshales (le petit brun) était le prof de Navot Papushado (le grand blond). Le second rêvait de faire le genre de cinéma qui l’avait excité durant sa jeunesse (il avait biberonné à Spielberg, Lucas, Zemeckis, De Palma et Coppola), mais ses profs lui disaient de faire des drames ou des petits films politiques. Keshales, qui avait été critique de cinéma et avait les mêmes goûts, en plus éclectique, était le seul à lui dire de pas écouter, et de faire ses propres films. Ils sont devenus amis, partageant la même passion pour Sergio Leone (« Le bon la brute et le truand est notre bible. Le western coule dans notre sang »). Poussant son étudiant à multiplier les projets, l’aîné s’est laissé entraîner dans une collaboration qui l’a amené, sans s’en rendre comte, à co-réaliser ce qui allait devenir Rabies, le premier film d’horreur de l’histoire du cinéma israélien. Comme ils s’entendaient bien, ils ont enchaîné naturellement avec Big Bad Wolves, un thriller brillant qui, derrière l’humour noir, bouscule les certitudes morales et parle en biais de la situation israélienne. En le découvrant l’année dernière au festival de Pusan, Quentin Tarantino l’a qualifié de « meilleur film de l’année ».Pourquoi n’y avait-il jamais eu de film de genre en Israël avant Rabies ?Navot Papushado : Un préjugé communément admis supposait qu’il y avait assez de sang et de terreur en Israël pour qu’on ne veuille pas en rajouter encore à l’écran. C’est ignorer une qualité essentielle du cinéma d’horreur qui consiste à s’éloigner de la réalité pour installer une atmosphère cathartique. Du coup, la violence n’est pas la même.Comment avez-vous fait ?Aharon Keshales : Comme personne ne voulait nous aider à tourner Rabies, nous avons décidé de le faire nous-mêmes en indépendants. Nous avons trouvé un producteur intéressé (Trinic Mikaeli) qui nous a accordé deux fois moins de temps et d’argent que ce que nous demandions. Si nous avions voulu faire avec plus, nous serions toujours à chercher un financement. NP : Et nous avons pu attirer les plus grandes stars israéliennes en leur disant qu’à défaut d’être payés, ils allaient bien s’amuser. Ca leur a plu, et au public aussi, et quand le film est sorti, tout le monde a voulu faire la même chose.AK : Ca a beaucoup changé les mentalités. Même l’état a dégagé un budget spécial pour subventionner ce genre de cinéma.Big Bad Wolves serait-il aussi puissant sans le sous-texte politique ?NP : Avant tout, Aharon et moi voulons raconter de bonnes histoires, sachant que tous les spectateurs n’ont pas les mêmes intérêts. Certains veulent juste s’amuser, d’autres attendent un supplément de sens. Pour nous, il n’était pas question d’éviter le contexte politique. Aharon m’a dit un jour que la première scène qu’il voulait écrire était celle du cavalier arabe qui déboule dans cette maison perdue au milieu des bois, où des choses horribles ont lieu dans le sous-sol. Cette apparition avait volontairement une ambiance de western, le propriétaire de la maison ressemblant à un cowboy sur son porche et l’Arabe à un Indien, et tous les deux fumant ce qui ressemble à un calumet de la paix. Cette scène serait la plus normale du film. C’est très inhabituel parce que dans le cinéma israélien, il n’y a que deux sortes d’Arabes : le terroriste, ou la victime. Alors que dans notre film, on n’essaie pas de vous inculquer une vérité, l’image est fugitive, et incite juste à se demander « que fait cet Arabe sur un cheval ?».AK : Sergio Leone avait l’habitude de glisser dans ses films des références au marxisme, ou à la guerre, mais il le faisait dans le cadre d’un genre, en vous laissant le soin de réfléchir au sens. De même, nous utilisons le film d’horreur ou le thriller pour traiter de la paranoïa juive. L’idée que tout le monde veut notre peau est dans notre ADN. Dans Big Bad Wolves, quatre types se retrouvent dans une maison isolée entourée d’Arabes, mais à cause de leur imagination, ils prennent des mesures préventives excessives et commettent des actes pires que tout ce qu’ils redoutent.Le dernier plan révèle une information importante. Avez-vous hésité à le garder ?NP : C’est le fruit d’une longue réflexion, mais ce plan est indispensable. Dans la plupart des histoires de vengeance, soit le coupable est châtié, soit c’est un innocent qui trinque. Le second cas amène à une métaphore sur la nature tragique de la violence lorsqu’elle est mal utilisée. Mais ici, nous avons voulu être à double tranchant. On ne sait pas jusqu’à la toute fin si le suspect est innocent ou non. Mais une fois qu’on le sait, que faut-il penser de ce qui lui est arrivé ?AK : Nous voulions que les spectateurs sortent non pas sur un point d’interrogation, mais sur un point d’exclamation. La réponse leur appartient, parce que pendant le film, soit ils ont accepté la violence en riant, soit ils se sont dit que ces extrémités étaient intolérables. C’est une question morale propre aux films de vengeance. Un justicier dans la ville affirme que ce que fait Bronson est juste. Dans Kill Bill ou dans Old Boy, la vengeance est désastreuse par ce qu’elle dégénère inévitablement.NP : Et d’une certaine façon, la vraie vengeance appartient au pédophile puisqu’il est le seul à savoir où est détenue sa dernière victime, et il se peut qu’ils ne la retrouvent jamais. Ca nous a presque posé des problèmes avec nos producteurs qui voulaient finir sur une note optimiste.AK : Mais c’est impossible avec ce genre de film, ce serait comme de finir Old Boy par un mariage.Comment avez-vous envisagé la représentation de la violence ?AK : Nous en montrons très peu, mais nous en parlons. Lorsque le père décrit ce qui a été fait à sa fille et aux autres enfants, nous avons choisi les mots les plus crus en hébreu pour horrifier les spectateurs. Il y avait ça aussi dans la scène de l’oreille de Reservoir Dogs. On en parle beaucoup, et on fait monter la pression en annonçant ce qui va se passer, et quand la scène arrive elle est très courte ou à peine existante.NP : On joue avec les attentes du spectateur pour le garder sans arrêt en alerte. En ne montrant pas les choses quand il s’y attend et vice versa. Nous avons évité la tendance « torture porn » qui consiste à représenter ce qu’il y a de plus choquant possible. Ce ne sera jamais aussi efficace que ce qui peut arriver à un personnage bien écrit.Qu’avez-vous pensé de ce que Quentin Tarantino a dit de votre film ?     AK : Je dirais que c’est comme de rencontrer Elvis et de s’entendre dire : « Tu n’es pas un mauvais chanteur toi-même ». C’est énorme pour nous, depuis notre petit pays. Big Bad Wolves est notre second film, fait avec un petit budget. On n’aurait jamais imaginé qu’un réalisateur de l’envergure de Tarantino le voie, encore moins qu’il l’apprécie. Grâce à lui, notre film a été beaucoup vu et chacun peut se faire sa propre opinion.NP : Et c’est arrivé juste après que Big Bad Wolves a reçu 5 oscars israéliens. C’est un bon signal pour ouvrir officiellement la porte au genre en Israël, et pour soutenir notre démarche qui consiste à faire les films que nous aimons.Vous avez eu le temps de préparer votre prochain ?AK : Oui, c’est un projet intitulé Il était une fois en Palestine. L’histoire est située dans les années 40 durant le mandat britannique, à l’époque des luttes entre les arabes et les résistants israéliens.NP : C’est une période dont personne ne parle jamais. Tout le monde se souvient de la déclaration d’indépendance, mais personne n’évoque les 25 ans qui l’ont précédée quand le pays était dans le chaos. Spécialement après la seconde guerre mondiale quand les Anglais interdisaient l’immigration parce qu’ils voulaient maintenir le statu quo. Soudain, les résistants, au lieu de s’entre tuer, ont joint leurs forces pour expulser les Anglais. C’était une période assez féroce. Il y avait des armes de la seconde guerre mondiale, mais pas d’électricité, on circulait en train et à cheval. Ce ne sera pas un hasard si le film ressemble à un western spaghetti…Interview Gérard DelormeBig Bad Wolves de Aharon Keshales et Navot Papushado avec Lior Ashkenazi, Rotem Keinan, Tzahi Grad, sort demain dans les salles :