DR

"Quand tu travailles sur un 2, le jeu n’est déjà plus vraiment le tien"

En 2012, Dishonored prend l’industrie des jeux vidéo par surprise : un triomphe de design expressioniste au service d’une simulation d’Assassin hyper flexible où vous pouvez la jouer bourrine et spectaculaire, ou élégante et stealth. Et c’est français, ma bonne dame ! L’équipe d’Arkane remet son titre en jeu (de l’année ?) avec "Dishonored 2", dont vient nous parler son éminent directeur artistique Sébastien Mitton

PREMIERE : La notion d’auteur dans le jeu vidéo, et particulièrement dans la production triple A (l’équivalent des blockbusters, ndr), est assez floue. Le premier Dishonored portait distinctement la patte graphique de Viktor Antonov et c’était donc lui, par défaut, le véritable auteur du jeu…

Sébastien Mitton : On l’avait mis en avant, et ça a d’ailleurs causé quelques problèmes de perception… Viktor, c’est un pote de longue date. On avait bossé ensemble sur différents projets pour Valve avant Dishonored. Sur ce dernier, il était consultant en design visuel. Si j’avais besoin d’un véhicule, je lui commandais des pièces à dessiner etc… Viktor est un de mes mentors (son travail sur Half-Life a eu une énorme influence sur moi), doublé d’un excellent orateur. Du coup, il m’a aidé à assurer la promotion de Dishonored et les gens se sont dits qu’il en était le principal architecte, alors qu’il n’est même jamais venu à Lyon (siège du développeur Arkane, ndr). Je venais le voir de temps en temps sur Paris…

Tu t’es retrouvé homme de l’ombre d’Antonov…

… Alors que j’étais le D.A ! C’est vrai que Dishonored établissait un lien de parenté évident avec Half-Life 2 avec ses sources de lumière très simples, très coupantes, ses ombres portées extrêmement fortes. Mais on aime les mêmes choses, et c’est ce que je voulais sur Dishonored. Quand il parle de l’identité visuelle du jeu, il dit que c’est lui. Quand j’en parle, je dis que c’est moi ! (Rires) La lumière dans un jeu vidéo, c’est très important. Tu peux avoir assemblé le plus bel univers graphique qui soit, s’il est mal éclairé, c’est direct à la poubelle. Notre boussole visuelle sur Dishonored, c’était le cinéma expressionniste de Fritz Lang. On est toujours potes avec Viktor. C’est un grand homme d’idées. Aujourd’hui, il n’est plus salarié chez Zenimax (propriétaire, entre autres, d’Arkane, ndr). On a eu une petite conversation pendant la pré-prod de Dishonored 2, et je me suis lancé. J’ai fait le boulot, comme sur le premier. J’encadre, je recrute, je pousse le projet jusqu’à finition…

A quel point avez-vous été surpris chez Arkane par le succès du premier Dishonored ?

Un an avant la sortie, les étoiles ont commencé à s’aligner. Je regardais les réactions suscitées par l’annonce du jeu et les premières vidéo, et j’ai appelé Viktor en lui disant qu’on avait peut-être mis le doigt sur quelque chose. Et puis ça a continué. Les réactions gagnaient en intensité, on n’avait très peu de concurrents directs en face, en termes de FPS Action/RPG… Les portes se sont ouvertes et on a filé droit vers les étoiles. Le jeu s’est bien vendu. Les gens ont aimé, tout en notant certaines améliorations à apporter au gameplay et à l’univers, qu’on a évidemment pris en compte. Il y a des attentes spécifiques sur Dishonored 2, contrairement au premier que personne n’a vu venir. Les joueurs se sont appropriés la franchise. Quand tu travailles sur un 2, le jeu n’est plus vraiment le tien. Mais on avait beaucoup de choses à exprimer. Et on s’est lâché ! On avait plein d’idées prototypes pendant la conception. On a testé, on a jeté, le projet est longtemps resté très organique…

La liberté donnée au joueur pour surmonter un obstacle est devenue l’angle premier des jeux AAA. J’ai arrêté le dernier Deus EX, Mankind Divided, au bout de quelques heures à cause de ça : l’accent étant mis sur les différents chemins que le joueur peut emprunter pour arriver à un endroit donné, on nous encourage à rejouer les mêmes missions plusieurs fois. Une philosophie de game design que semble partager Dishonored 2…

Pas uniquement. On communique beaucoup là-dessus parce que c’est important pour les joueurs qui, contrairement à toi, cherchent un impératif de rejouabilité dans leur campagne solo. Mais c’est la résultante des nombreux choix de gameplay qu’on offre aux joueurs. Dès le début, tu peux refuser les attributs de l’Outsider (guide mystique du joueur, ndr) et faire tout le jeu à poil, sans pouvoirs. A partir de là, tu ne peux pas naviguer les niveaux de la même manière. On devait implémenter des passages pour ces joueurs plus hardcore… Ça dépend aussi de ta manière de consommer les jeux. Si tu n’as pas beaucoup de temps, que tu te mets devant la console à 22h au terme d’une journée crevante, tu ne vas peut-être pas te lancer dans une quête de douze heures. ‘Merde, je suis parti pour faire quoi là déjà ?’. Moi je suis comme toi, plutôt Action que Stealth, mais je me refuse – et ça, c’est une vraie philosophie de game design - à scripter des passages entiers avec un hélicoptère qui tombe toujours aux pieds du joueur. Tu vas rejouer mille fois, et l’hélicoptère va tomber mille fois au même endroit ! C’est débile. Nous, on aime la simulation. Et on essaye de trouver un juste équilibre entre simulation et entertainment.

Quel pourcentage de gamers joueront à Dishonored 2 sans pouvoirs ?  Est-ce que vous pouvez le quantifier ?    

S.M : Il doit y avoir des chiffres chez Zinemax, mais je ne sais pas trop. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a plein de joueurs qui le trouvent trop facile. « C’est trop vaste, je vais trop vite ! ». Christophe Carré, notre design director, le répète souvent : Il y a des joueurs qui voudront « casser » le jeu. Des mecs qui te défoncent les limites physiques du moteur graphique et trouvent des bugs impossibles et en font des vidéos Youtube. À l’autre extrémité, il y a les joueurs-touristes, qui avancent très lentement. Et entre les deux, il y en a encore beaucoup d’autres… Moi, je commence souvent en stealth en espérant ne pas me faire détecter parce que je suis une bille à l’épée. Et quand ça part en sucette, j’oublie les raccourcis Pad, je suis pris de panique et j’essaye de défoncer les ennemis comme je peux.

C’est rassurant de savoir que les développeurs de Dishonored sont des joueurs comme les autres… 

Attention hein, sur d’autres jeux PC, je défonce (Rires). Je peux mettre une race à pas mal de gens à Quake 3.

Dishonored était un bonheur de jouabilité mais le monde, malgré sa richesse et texture SF, se résumait à un joyeux sandbox. Il semble que vous ayez cette fois élargi les dimensions de l’univers…

Sur le premier, on travaillait avec un moteur graphique extérieur, le Unreal Engine, qui n’était pas taillé pour ce qu’on faisait. Unreal, c’est un moteur très « corridor » ; tu peux afficher beaucoup de choses dans ce couloir mais des couloirs, tu ne peux pas en mettre partout. Ça réduisait la taille des niveaux, on avait des gros temps de chargement, on atteignait une certaine limite… Là, on travaille avec un moteur dédié au jeu. On a des missions beaucoup plus thématisées, le joueur a vraiment l’impression de voyager d’une ville à l’autre et on gagne énormément en immersion, en profondeur.

Comment perçois-tu l’influence de Dishonored sur la production Triple A actuelle ?

J’ai été contacté par des D.A, des artistes, des producteurs, qui voulaient en savoir plus sur notre façon de travailler. Pourquoi le jeu vidéo ne serait géré que par le temps et l’argent ? Pourquoi ce monde-là ne fonctionne-t-il pas comme la pub ou le cinéma, comme un agrégat de talents et d’artistes aux métiers très spécifiques ? Chez nous, tout est fait à la main. Pour n’importe quelle pièce de matériau, n’importe quel décor, tout commence par la peinture, qu’elle soit numérique ou sur papier. Dans d’autres boîtes, ils n’hésitent pas à prendre des photos stock et à faire du Photoshop dessus… Chez Arkane, on a notre écriture et nos jeux ne ressemblent pas tout à fait à ceux des autres. On sent moins l’empreinte du marché sur nous que l’inverse, pour être honnête.     

A quoi jouez-vous chez Arkane ?

En ce moment, on est pas mal sur Overwatch.

Il y a du "blink" dans Overwatch (le pouvoir de se transporter à plus ou moins grande distance en un clin d’œil, ndr). Ce n’est pas une invention de Dishonored, ça ?  

On ne possède pas le copyright du Blink, mais je ne crois pas l’avoir vu dans un autre jeu avant Dishonored. Sinon j’ai téléchargé Inside, auquel j’ai vraiment hâte de me frotter. Le dernier jeu auquel j’ai joué, c’est Season after Fall, un titre français de Focus, un plateformer super joli. Il y a encore des gens chez nous qui jouent à Left 4 Dead ou World of Tanks. Et parce que je suis très FPS, j’attends impatiemment de me coller à Mirror’s Edge : Catalyst… Impossible de ne pas mentionner aussi Evil Within ; J’adore les jeux japonais chibrés de la tête. Et puis parfois tu vois débouler un jeu comme The Witcher 3, qui monte le standard d’un cran pour toute l’industrie. Ça t’apprend une sorte d’humilité. Le nombre de personnages, la qualité des voix, la perfection de l’open-world… Nous, on est cent-vingt développeurs chez Arkane, plus quelques gens périphériques. Je ne sais pas combien ils sont chez les polonais de CD Projekt. Mais c’est absolument énorme ce qu’ils ont fait. Intimidant, même. Chapeau.

Bande-annonce du jeu vidéo Dishonored 2 de Arkane Studios