Joann Sfar est malade. Il a mal au cinéma français. Il l'a fait savoir dans une lettre ouverte adressée à la ministre de la culture Aurélie Filippetti et publiée sur son blog (http://tinyurl.com/8jwfram). Les raisons de son inquiétude sont nombreuses, mais selon le dessinateur-cinéaste, trois gros obstacles majeurs étouffent la production actuelle : le manque d'argent, le trop-plein de films et l'incapacité de la langue française à s'exporter. En dépit d'approximations et d'erreurs factuelles, cette tribune polémique a mis le doigt sur certains problèmes chroniques du cinéma hexagonal. Pour tenter d'y voir plus clair, nous avons demandé à Jean-Paul Salomé, réalisateur de "gros" films français (Belphégor, Arsène Lupin, Les femmes de l'ombre...) qui fut l'un des premiers à avoir réagi au texte sur les réseaux sociaux et à Régine Hatchondo, directrice générale d'Unifrance, l'organisme chargé de la promotion du cinéma français à l'étranger, de commenter les principaux arguments de Sfar.Propos recueillis par A.M"Plein de cinéastes français sont capables d’aller taquiner Harry Potter, mais il faut nous donner les armes pour ça". En clair, le cinéma français manquerait donc d'argent et ferait mieux de se lancer dans des blockbusters.Jean-Paul Salomé : "Je pense qu'il y a déjà beaucoup d'argent dans le cinéma français. En temps de crise c'est difficile d'en demander plus. Le souci est plutôt sa répartition dans le système de production : pourquoi la production indépendante trouve-t-elle de moins en moins d'argent, alors qu'il coule à flots dès qu'un film est soutenu par Gaumont ou Pathé ? Et je suis à l'aise pour en parler vu que j'ai travaillé des deux côtés (rires)... Que Sfar veuille plus d'argent pour ses films, pourquoi pas, mais comme il le rappelle dans son texte, il est allé - et il a bien fait - voir Universal pour venir à son secours. Je ne comprends pas trop pourquoi il donne une solution tout en préconisant le contraire"Régine Hatchondo : " Admettons qu'on se lance dans la production d'une série Harry Potter à la française. Ils trouveraient sans doute plus d'écrans dans les multiplexes, mais ne seraient pas vécus comme des films français. Reste à savoir ce qu'on veut faire : du chiffre ou encourager l'exportation d'une certaine idée du cinéma français ? "" Pourquoi tant de films pour enfants ? Parce qu’on nous impose de tourner en langue française. Un film en langue française, quoi qu’en dise Unifrance, ne s’exporte pas."Régine Hatchondo : "Il a tort : le cinéma français s'exporte, mais là où Sfar a raison c'est sur l'efficacité supérieure du cinéma en langue anglaise à s'exporter. De là à conclure qu'il faut arrêter de produire des films français en langue française... Intouchables est devenu la référence absolue, mais depuis cinq ans on a des films qui tirent remarquablement leur épingle du jeu : Potiche, Des hommes et des dieux, Sur la piste du Marsupilami, Le concert, Le petit Nicolas, Bienvenue chez les Ch'tis, Entre les murs... Il y a régulièrement des films vendus dans plus de trente territoires et qui y font de jolies carrières. Gainsbourg, Vie Héroïque avait cumulé 609 000 entrées à l'étranger. Au delà de ces chiffres, il s'est vendu dans vingt-neuf territoires, de l'Allemagne à la Nouvelle Zélande en passant par le Brésil, et a très bien marché au Royaume-Uni".Jean-Paul Salomé : "Quand Sfar évoque les grands films populaires, il parle de La reine Margot et Germinal, tous deux produits par Claude Berri, qui se souciait de l'export de ses films. Pour autant quand Berri fait les Pagnol, c'est en français, pas en anglais. Actuellement, le seul qui pense comme Sfar, c'est Luc Besson mais il pense ses films pour le marché américain. Avec parfois, et c'est tant mieux, des succès, mais en se limitant à un certain type de cinéma, le film d'action. Je suis un peu embarrassé quand j'entends dire qu'une des recettes pour parvenir à ces ambitions serait de tourner en anglais, pour avoir des marchés internationaux. Très rares sont les cas de films formatés pour l'international qui ont fini par marcher. Amélie Poulain ou Intouchables, les films français les plus vus à l'étranger ces dernières années, sont très loin de ce calcul, non ?"Régine Hatchondo : "Qu'un Taken, production intégralement française, fasse vingt-deux millions d'entrées/mondes c'est utile à notre industrie. Mais vu qu'il est anglophone, il est très peu probable que la plupart de ses spectateurs l'identifient comme français. Potiche ou Des hommes et des dieux n'ont pas atteint les mêmes chiffres, mais font rayonner un autre cinéma français. Qui plus est, il est à parier que ce type de film n'aurait pas été produit ailleurs qu'ici. Il est fondamental que l'on continue à être présents sur les deux tableaux, mais les mettre dans le même panier serait dangereux"."L’Espagne a choisi : comme son marché domestique est inexistant, ils ne produisent qu’une quinzaine de films par an, mais chacun coûte entre 30 et 50 millions d’euros, ou alors ce sont des films de genre. Tous ces films sont en anglais. Tous ces films voyagent très bien".Régine Hatchondo : " Cette analyse du marché espagnol est fausse sur toute la ligne. Le cinéma espagnol à l'export c'est 30 millions d'entrées, nous 80... Mais quelqu'un comme Pedro Almodovar, le cinéaste espagnol le plus connu au monde, est confronté à la même problématique d'exportation que la nôtre. En revanche, là où Sfar a raison, c'est sur la mondialisation, la standardisation des goûts du public et, dans ce contexte, sur la force de frappe du cinéma américain. Leur industrie est verticale, la notre reste très horizontale, mais nos logiques n'ont jamais été les mêmes depuis les début du cinéma."Jean-Paul Salomé : " Sur le fond, Sfar a peut-être raison : on fait probablement aujourd'hui un cinéma moins audacieux, plus formaté, il est difficile de traiter des sujets dits "sensibles". Mais je crois que cet écrètement est le même dans le cinéma américain, c'est plutôt un phénomène global que typiquement français."" Plutôt que de faire 500 films par an qui relèvent pour leur immense majorité du téléfilm déguisé, on devrait en faire 100 ou 50. Et permettre à ces oeuvres d’être bien financées"Régine Hatchondo : "Contrairement à ce qu'écrit Sfar, on ne produit pas 500 films par an en France, mais 260..."Jean-Paul Salomé : " Ce n'est pas à un metteur en scène de tenir ce genre de discours. Je ne dis pas que mettre un coup de pied dans la fourmilière est une mauvaise chose, mais c'est dur d'entendre ce discours, généralement tenu par les institutions ou par les producteurs dans la bouche d'un cinéaste. Ca revient forcément à dire que Sfar se place dans les 50 qui auraient le droit de faire des films, c'est embarrassant. Oui, il se fait trop de films en France, et tous veulent arriver sur les écrans de cinéma, mais la question de qui va décider de ce droit de vie ou de mort est très délicate. Si on suit la logique de Sfar, alors on ne verra plus de films comme La guerre est déclarée, qui tout en débarquant de nulle part, deviennent de vrais succès publics . Ce n'est pas parce qu'on aura des films surfinancés que ça arrangera les choses à long terme".