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Rencontre avec le réalisateur de 120 battements par minute.

Alors que Culturebox vient de rediffuser Entre les murs, qu'il a co-écrit, c'est au tour d'Arte de consacrer sa soirée à Robin Campillo. En 2017, le réalisateur a connu un grand succès grâce à son drame 120 Battements par minutes, qui sera donc proposé au public à 20h55, suivi d'un documentaire intitulé Il était une fois... 120 battements par minutes (à voir aussi sur Arte.TV, dans le cadre du cycle festival de Cannes organisé par la chaîne). Pour patienter, nous republions notre entretien du cinéaste français, publié à l'origine dans le numéro 478 de Première (juillet-août 2017).

Réalisateur parcimonieux surtout connu comme collaborateur de Laurent Cantet, créateur « par procuration » de la série Les Revenants, Robin Campillo est l’éternel marginal du cinéma français. Le triomphe cannois de 120 battements par minute, et de ses trois César (meilleur film, meilleur montage et meilleur scénario),  le met soudain dans la lumière, au centre de l’attention, désormais guetté, célébré, désiré. Mais en a-t-il vraiment envie ?

120 battements par minute, c’est le tempo de la house music, bande-son privilégiée des militants d’Act Up dans les années 90 et, par ricochet, du film de Robin Campillo qui romance leur parcours. Un rythme (musical, cardiaque) particulièrement élevé. Trois films en deux décennies, c’est la cadence à laquelle tourne Robin Campillo, illustre inconnu du cinéma français, entré tard dans la carrière et privilégiant les chemins buissonniers. Un rythme (cinématographique) particulièrement ralenti. Comme quoi, on peut aimer vivre vite et travailler lentement. Et se retrouver ainsi, à 54 ans, de retour d’un Festival de Cannes qui vous a porté en triomphe (Grand Prix, standing ovation, festivaliers en larmes, « Palme du cœur » décernée par la presse unanime, le président du jury Pedro Almodovar bouleversé en conférence de presse), à attendre la sortie de son film avec l’appréhension d’un débutant (« On aurait peut-être dû sortir juste après Cannes ? Mais ça va, août, ce n’est pas si loin… »). Robin Campillo est inquiet, impatient, en rigole (« Mon film précédent, Eastern Boys, a eu des bonnes critiques mais personne n’est allé le voir. Celui-ci va peut-être faire des entrées. Enfin ! »), est content de ne plus être sur la Croisette (« au bout d’un moment, j’ai du mal avec toute cette exposition ») et retrouve vite ses réflexes d’outsider jamais aussi à l’aise que sur la deuxième marche du podium. « Etre passé à un cheveu de la Palme d’or ? Je le vis bien. Ça me protège, finalement, un prix qui n’est pas rien mais qui n‘est pas le prix suprême non plus ».

Le goût des autres
On la lui aurait bien donnée, nous, la Palme d’Or. Campillo n’a beau avoir que trois lignes sur son CV à la case « réalisateur » (Les Revenants en 2004, Eastern Boys en 2013, 120 BPM aujourd’hui), ça n’empêche pas de voir son dernier film en date comme une sorte de magnum opus, de grand œuvre récapitulatif. Son ampleur historique et sa puissance émotionnelle y invitent, bien sûr, mais on peut aussi instinctivement déceler dedans une sorte de digest des thèmes de son auteur, une porte d’entrée dans son monde, une clé parfaite pour comprendre ce qui guide sa vie et oriente sa pratique du cinéma. Car avec Campillo, oui, il y a des choses à comprendre, des mystères à éclaircir et des clés à trouver. Le rythme exceptionnellement parcimonieux auquel il tourne est une énigme, une vraie, tout comme son absence manifeste d’ego, qui l’a conduit a passé une grande partie de sa carrière dans l’ombre de Laurent Cantet, pour qui il a écrit et/ou monté Ressources Humaines, L’emploi du temps, Entre les murs (sa première « presque » Palme d’or, en 2008), Vers le sud, et on en passe. Mais beaucoup de réponses aux questions qu’on se pose sont en réalité déjà dans 120 BPM : le goût des autres, le choix des épopées plurielles plutôt qu’individuelles, la vie professionnelle qu’on met entre parenthèses quand d’autres vents vous portent. Entré à Act Up en 1992, Campillo avait pris goût au travail de groupe dix ans plus tôt, sur les bancs de l’école de cinéma : « Jeune, j’avais cette idée scolaire et un peu ringarde de l’artiste démiurgique, je pensais que les films sortaient tel quel de l’esprit des réalisateurs. Une attitude extrêmement individualiste. Mais en arrivant à l’Idhec (ancêtre de la Femis), je découvre que la création est aussi liée à l’amitié, au collectif, aux autres en général. Un des gros intérêts de cette école, c’est qu’on réalisait nos propres films et qu’on était également technicien sur les films des autres. Il y avait donc l’idée qu’être cinéaste, c’était travailler pour le cinéma, à différents niveaux. Et ce truc s’est perpétué plus tard avec Laurent. Après, sincèrement, à une époque, ça a pu m’agacer qu’on me dise : « ça fait quoi d’être monteur et de passer à la réalisation ? » « D’être scénariste et de passer à la réalisation ? » Pour moi, le cinéma c’est une matière et je travaille cette matière. J’ai toujours eu une vision de réalisateur, même quand j’étais au montage. »
Envisager le cinéma comme une pratique collective n’explique pas pour autant l’immense fossé temporel entre la sortie de Campillo de l’Idhec, au mitan des années 80, et sa toute première mention au générique d’un film, Les Sanguinaires, qu’il monte pour Laurent Cantet en 1997. « L’explication, c’est que l’épidémie du sida m’a éloigné du cinéma. J’entre à Act Up, un truc de militantisme assez joyeux, hyper libérateur, où une poignée de gens s’attaquaient à l’invisibilité de l’homosexualité, par exemple. J’adore Rohmer et Godard, mais il n’y a pas beaucoup d’homosexualité dans leurs films ou ceux de leurs contemporains de la Nouvelle Vague… On aurait dit que cette maladie posait un problème au cinéma. Mettre un préservatif dans une scène d’amour, ça pouvait tuer la scène. Là je me suis dit – enfin, je ne me le suis pas dit tout de suite car comme vous l’aurez compris je suis très lent : pour bien traiter l’épidémie, il va falloir convoquer des choses très impures qui ne rentrent pas dans ce cinéma de l’ordre ancien. Beaucoup de ces questionnements d’alors se retrouvent d’ailleurs dans 120 battements par minute. »

 

120 battements par minute : La palme du coeur [critique]

Carrière ambiguë
Il faudra donc l’impulsion amicale de Cantet (« Il m’a aidé à reprendre pied ») pour que Robin Campillo lâche ses jobs alimentaires et se confronte au cinéma (« Je pensais que c’était trop tard, que j’avais raté la fenêtre »). Leur premier script signé ensemble, L’Emploi du temps, est une variation sur l’affaire Romand, l’histoire d’un homme qui préfère mentir à son entourage et s’inventer une existence de salarié bien sous tous rapports plutôt que se lever le matin pour aller bosser. En y réfléchissant aujourd’hui, ça ressemble beaucoup à un autoportrait de Campillo en militant de l’oisiveté. Non ? « C’est sûr que c’est le film de Laurent dont je suis le plus proche. J’ai un rapport contrarié au travail, je suis un enfant des années 70, je pensais plus jeune que ça n’était pas la peine de travailler avant 35 ans. Dans mes films, j’aime montrer des gens en dehors de l’emploi. L’un de mes films préférés, c’est Les hommes le dimanche. Rien que le titre, ça veut tout dire... Mais cette préoccupation rejoint encore l’histoire du sida. Parce que quand les trithérapies sont apparues, s’est posée la question du retour au travail des malades. Sauf que pour ces gens qui avaient arrêté leur carrière, milité dans des associations, fait autre chose de leur vie et étaient devenus précaires, c’était compliqué de reprendre un boulot dans, disons, un institut de sondage, pour prendre un exemple qu’on trouve dans 120 BPM. J’avais trouvé ça troublant. »
De ce « rapport contrarié » au travail va naître une éthique de cinéaste se refusant à tourner les films à la chaîne, un refus, pour le coup très Nouvelle Vague, de devenir un « professionnel de la profession ». « J’aime avoir une carrière ambiguë. Parce que je ne peux pas m’asseoir derrière mon ordinateur et me dire : « alors, qu’est-ce que je vais raconter aujourd’hui ? C’est quoi le sujet ? » J’ai besoin que le sujet m’envahisse. Pour faire du cinéma, il faut être hanté par autre chose que le cinéma. Porté par quelque chose. Sur le sida, j’ai passé deux ans à écrire un film, Drugly Days, et quand j’ai fini le script, je n’ai plus eu envie de le tourner. Ça me fatiguait par avance de le mettre en scène. Je sentais le forcing du scénario. Et faut pas forcer… Il y a déjà beaucoup de films qui sortent en France ».

Le revenant
L’exemple le plus éclatant de la carrière « ambiguë » de Campillo et de sa place mouvante sur l’échiquier du cinéma français est sans doute Les Revenants, son premier film, succès d’estime en 2004, dont le concept poético-fantastique (les morts reviennent parmi les vivants pour reprendre leur vie d’avant) servira de base à une série Canal accueillie sous les hourras en 2012. La presse s’emballe, tout le monde regarde, Stephen King tweete son enthousiasme, les Américains en tirent pas moins de deux remakes, Fabrice Gobert (le réalisateur de la série) devient le nouvel espoir du jeune cinéma français. Et Campillo reste l’oublié de l’histoire. « Pas si oublié que ça, relativise-t-il. Au contraire, je crois que ça a servi ma carrière. Parce que les gens rappelaient toujours que c’était inspiré de mon film. Et du coup on me félicitait pour mon concept. En oubliant qu’il y avait eu Romero avant moi ! Et que les morts sortent de leur tombe depuis la nuit des temps ! (Rires) Je ne voulais pas être impliqué dans la série, parce que je n’arrivais pas à imaginer comment décliner une fable en épisodes, mais c’est très gratifiant d’imaginer être à l’origine de quelque chose dont autant de gens s’emparent. » Et soudain, tout s’accélère… La série fait les gros titres au moment où Campillo, après dix ans de réflexion, décoche son deuxième long, l’impressionnant Eastern Boys, moins cadenassé que le premier, qui va malgré son échec en salles devenir une sorte de « darling » dans le milieu de l’art et essai français. « Beaucoup de réalisateurs l’ont découvert grâce au coffret des Césars (un box DVD envoyé par l’Académie à la profession, où sont compilés tous les films nommés). Je crois qu’ils ont été séduits par le lyrisme du film, son côté excessif, les scènes qui s’éternisent. Du coup, certains ont voulu travailler avec moi. » Rebecca Zlotowski (Planetarium), Alice Winocour (Maryland), Pascale Breton (Suite Armoricaine) viennent tour à tour frapper à la porte de Robin Campillo pour faire appel à ses services, le transformant en script-doctor de luxe. En homme soudain très occupé… Aujourd’hui, alors que 120 battements par minute se profile dans les salles, tout le monde lui demande déjà quel sera son prochain film. « C’est normal que la question se pose. Qu’un producteur demande à un réalisateur sur quoi il travaille. Ou qu’on se demande si je vais revenir au montage. Je ne sais pas, je vais peut-être ressortir ce scénario de science-fiction que j’avais mis de côté. Le problème, c’est que quand j’écris, j’ai très vite envie d’écouter de la musique, de dessiner, de jouer aux jeux vidéo… Il faut que je laisse le film venir à moi. » Toujours pas un professionnel du cinéma, donc ?« Ah ! Quand même pas ! Mais vous savez, L’Emploi du temps est un film que je trouve très triste. Et je suis au moins content d’être sorti de ça, de cette idée que le travail devait forcément être vécu comme une malédiction. »


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