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Pendant longtemps, Joachim Lafosse a été un cinéaste de festival, un chouchou de la critique intelligente biberonné au cinéma clinique d’Haneke ou des Dardennes. Et puis, ses films ont perdu un peu de leur implacable rigidité tragique pour laisser respirer une plus grande émotivité. Alors que Chevaliers blancs est sorti retour sur la mue d’un cinéaste qui cherche non plus les dogmes, mais le public et le plaisir.

Je voulais d’abord te remercier. Sérieusement.

De quoi ?
D'avoir noté l'écho entre le premier plan de A Perdre la raison et des Chevaliers Blancs. C'était un petit plaisir de metteur en scène. Le public n'en aura rien à faire, mais je voulais souligner le lien entre les deux films. A Perdre la raison raconte l'histoire d'un médecin qui ramène du Maroc un jeune garçon et décrit le lien qu'ils vont entretenir, plus qu’ambigu... Et il est déjà question d'adoption. Ce sont des histoires de filiation qui capotent.

Les deux films se répondent thématiquement. Beaucoup. Mais j’ai surtout l’impression que depuis A Perdre la raison, quelque chose a changé. Ton cinéma est devenu plus empathique
Ca me fait plaisir que tu dises ça. J'ai fait un film depuis Les Chevaliers Blancs et ma grande fierté c'est que les gens qui le découvrent me disent tous : "ah tu as dévoilé une sensibilité qu'on ne te connaissait pas". J’ai l’impression de m'éloigner du tragique…


Je ne parle pas du tragique, mais de ton regard sur les personnages, sur le monde. Ce n'est plus la froideur d'Elève libre ou de Nue Propriété.
C'est intéressant ! Ca correspond effectivement à une prise de conscience réelle. Je ne peux pas, non, je ne peux plus être dans la distance ! Ca vient de plein de choses, mais d’abord d’un repositionnement par rapport à mes pères de cinéma, les artistes qui ont fait le cinéaste que je suis – ça va de Haneke aux Dardennes... J’ai beaucoup réfléchi à la question du point de vue sur mes trois derniers films et je pense qu'il y a moyen d'être juste tout en étant proche des personnages. Avant, j'étais persuadé qu'on ne pouvait être juste qu'en restant à distance.

Tu avais peur ?
Oui. Je pense. J'étais plus dogmatique et puis…. je cherchais une reconnaissance des cinéphiles. Je me souviens que lorsque j'arrivais sur une prépa je me disais des trucs comme : "on va faire ce film en 72 plans". Nue Propriété et Eléve libre ont été fait comme ça. En 72 plans... Je verrouillais mes films par les idées. Je me privais de l’émotion. Parce qu’il fallait que je fasse un plan séquence pour une scène, parce que je voulais être aussi grand et aussi bon que les Dardennes ou Haneke. Bon. Et après ? Tu vas à la Quinzaine des réalisateurs, t’as un bon papier dans les journaux, et puis un deuxième, et puis trois. Mais l’enjeu ? L’intérêt ? Je me suis rendu compte que l’important, c’est d’aller vers le public, de le rencontrer et de l’émouvoir.  Et j’ai compris que le Dogme, finalement, ca ne sert qu’à se rassurer, à ne pas se mettre en danger. Et j’en ai eu marre.

C'est toi qui a prononcé son nom le premier. Alors allons-y : Haneke. La grande différence que je remarque entre tes anciens films et les nouveaux, c’est la position morale. Haneke met toujours le spectateur dans une position inconfortable parce qu’il semble vouloir le punir. Il ne cherche pas à expliquer mais à dicter… C’était un peu le cas dans Nue Propriété, non ?
Je me suis rendu compte sur A Perdre la raison qu’on peut aller un peu plus loin en osant mettre les spectateurs en affection avec le pire. Là, par exemple je n’ai pas eu peur de m'approcher de Jacques Arnaud (le personnage de Lindon dans Les Chevaliers Blancs). Ce n'est pas en mettant les gens à distance qu'on peut les comprendre. Le cinéma est un outil génial qui permet de vivre les choses "sans les vivre". C’est vraiment le film où j’ai compris qu’on ne devait pas se priver de l'expérience. Pourquoi rester dans la position du maitre d'école ? Ca ne veut pas dire évacuer toute question de morale. Mais je veux permettre aux gens de vivre les expériences des personnages. Et pour ça, je ne dois pas avoir peur d’être avec mes personnages.

C’est la fameuse scène "Julien Clerc" de A perdre la raison ?


C’est un point de bascule pour moi. Je crois que c’est le moment où j’ai compris qu’il fallait que je parle au public, que je m’adresse aux gens qui ne sont pas de ma chapelle, qui se moquent de savoir si le film contient 72 plans, si c’est un plan séquence ou si mes ouvertures se répondent (sourire)… Si j’étais resté dans ma logique de Nue propriété j’aurais filmé Dequenne de dos sur la musique. C’est ce que je voulais faire au début d’ailleurs. J’aurais refusé de montrer ses larmes ! Mais est-ce qu’on se rend compte de la connerie ? Non mais sérieusement, tu imagines ? Tu sais à quoi j’ai pensé à ce moment là ? A Sidney Lumet. Il y a une morale chez lui, mais il n’y a jamais la volonté de prendre les gens de haut. Avec en plus ce truc très particulier qui est aussi son immense affection pour les comédiens. Cette jubilation du jeu.

C’est amusant que tu parles de ça, parce que, en dehors du changement de point de vue, depuis A Perdre, quelque chose de neuf parcourt ton cinéma : la star et son pouvoir.
Lindon ! Mais Lindon, c’est plus qu’un acteur. Il est intelligent et intuitif. Quand tu tournes avec lui, c’est quasiment le co-auteur du film. C’est comme Lumet : tu imagines s’il se privait de l’intelligence de Pacino ? Et bien Serpico n’existe pas. Et puis, de manière égocentrique, en tant que cinéaste, se rajoute le plaisir. Un plaisir de cinéphile, de spectateur que je me refusais jusque là. Si j’aime Gena Rowlands dans Une Femme sous influence, c’est parce que Cassavetes filme sa star pleinement, bien, de près. Et je crois que j’ai compris une chose supplémentaire avec Tahar et Vincent : à un moment donné il y a l’idée et l’idée n’existe que si elle est incarnée dans un corps. Voilà : moi j’ai envie d’aller vers ça. Un cinéma qui s’incarne ou qui incarne ses idées dans des corps.

Tu parles beaucoup de la notion de plaisir. Les films que tu faisais avant…
… Ah oui, j’étais moins dans le plaisir. J’étais dans un trip intellectuel. C’est comme dans les histoires d’amour. Si tu décris la femme idéale et que c’est elle que tu cherches constamment, tu ne la rencontres jamais. Alors que la femme avec qui tu pourrais faire ta vie se trouve devant toi, au bureau juste à côté. Sur un film c’est pareil. T’as écrit un scénario et tout à coup des acteurs s’en emparent. Si tu t’accroches à ce que t’as écrit, à "ta grande idée de génie", il est probable que tu sois dans la connerie. Et que tu passes à côté d’une émotion. Je pense qu’il faut être sur un plateau comme sur un documentaire


Comme quand tu bossais pour Striptease ?
Exactement. Curieux, ouvert, capable de surprise. Même sur les personnages et leur motivations. Est-ce qu’ils sont bons ? Méchants ? Je regarde, j’observe…

C’est précisément sur ce registre qu’on t’a reproché de prendre Lindon…
On m’a reproché de le prendre parce que le caster comme ça faisait du personnage un chouette type. Mais bon sang : on juge les gens sur leurs actes, pas sur leur gueule.

Mais tu n’écris jamais que Jacques Arnaud est un salaud. Ce qu’on te reproche d’ailleurs, c’est de caster Lindon, mais encore plus ton absence de point de vue…
Je pense que c’est ce qui nous a coûté Cannes. Et ça me fait enrager. On dit "Lafosse ? pas de point de vue". Mais un cinéaste n’est pas celui qui donne les réponses. C’est celui qui pose les questions.


Mais tu les as donné pendant des années
Ah ah ! C’est vrai. Mais ça ne m’amuse plus. Et puis d’un point de vue philosophique, aujourd’hui je trouve ça effrayant, presque. S’il y a une telle attente d’avoir des réponses, si on me reproche de caster Lindon en salaud, ca veut dire quoi ? Qu’on a peur d’être séduit par lui ? J’assume : l’idée des Chevaliers Blancs, c’était de prendre le type qui a joué Welcome pour incarner Jacques Arnaud. Une bonne idée, ça.

Super mais paradoxale : tu dis chercher le public et en même temps tu refuses de le flatter…

Fondamentalement, ce que j’essaie de dire aux gens c’est arrêter d’être des croyants. Soyez lucides, soyez critiques. Même avec des gens qui vous plaisent. C’est une manière de les aimer aussi. On va au cinéma pour croire au héros. Mais quand tu fabriques un héros au début et que toute ta mécanique consiste à déconstruire et à dévoiler ce qu’engendrent les prétendues bonnes intentions des "héros", il y a forcément un refus des spectateurs. Un refus initial en tout cas. Parce que je crois que peut naître de ça un certain plaisir. Il y a un plaisir dans la lucidité. Mais pour y arriver, c’est plus compliqué. C’est pour ça, quand tu me demandes est-ce que je veux faire un cinéma populaire, la réponse n’est pas "oui, je veux faire un cinéma populaire". Ce que je veux faire, c’est un cinéma plus affectif. Où l’on peut oser incarner des idées, même les pires.

 Les Chevaliers Blancs de Joachim Lafosse est en salles depuis le 20 septembre.