GALERIE
Pyramide Distribution / Ma.Ja.De Filmproduktion / JBA Productions / Graniet Film / Art House Traffic / Wild at Art / Digital Cube

De Donbass à Babi Yar. Context, l'oeuvre du cinéaste ukrainien permet d’éclairer ce conflit.

Alors que la guerre en Ukraine rentre dans sa quatrième semaine, les films du cinéaste ukrainien Sergeï Loznitsa permettent d’éclairer d’une manière différente (plus radicale, plus grinçante) ce conflit. Le cinéaste a répondu récemment à nos questions, mais une visite guidée de ses œuvres radioactives permet de comprendre ce qui se joue là-bas. Si Loznitsa n’entend pas donner une leçon d’histoire ou une analyse géopolitique (on est loin du Dessous des cartes), certains de ses films diffusent un sentiment de réel étouffant et permettent d’appréhender de manière infra, voire quasiment mentale, cette guerre qui secoue le monde.

Sergeï Loznitsa : "L’Ukraine est devenue un gigantesque lieu de massacre…"

Donbass (2018) – la frontière qui rend fou

Une troupe de comédiens se prépare dans une caravane. On maquille les femmes, qui papotent et s’insultent jusqu’à l’arrivée d’un militaire. Ce dernier fait taire tout le monde, ordonne à la troupe de se mettre en place et les acteurs sortent en courant dans un paysage de ruine. Sous l’œil de journalistes russes, ils se mettent à jouer les témoins d’un acte terroriste qui vient de faire des dizaines de morts. Dès le début, Donbass  fonctionne donc sur l’inversion des valeurs.

Avec cette drôle d’ouverture, Loznitsa rappelle d’abord que le conflit qui ravage le Donbass depuis 2014 est une guerre de communication « où le vrai est un moment du faux » comme disait Guy Debord. Il montre aussi que là-bas, plus rien n’a de sens. La propagande se présente comme le réel, les morts ont l’air un peu fake, et même l’amour ressemble à une vision de la haine (incroyable séquence de mariage fellinienne). C’est le principe de ce film fou, « hybride » (comme on qualifie ce conflit) et à mi-chemin entre la comédie noire (façon Four Lions) et le documenteur. Un trip incroyablement shooté qui joue avec une narration marabout-de-ficelle (il s’agit de 13 vignettes farcesques et malaisantes) pour nous emmener dans une dérive hallucinée à travers les sous-sols d’une région ravagée. Cette suite de sketchs terrorisants montre surtout l’arbitraire d’une société gangrénée par la corruption, la folie et la cruauté. Dénonçant la mainmisse russe sur ce bout d’Ukraine, on y voit des milices maltraiter les habitants résilients (incroyable séquence du bus), des politiciens véreux se faire déverser des seaux de merde sur la gueule, des femmes prêtes à tout pour sauver leur mère, ou des Ukrainiens se faire lyncher par des citoyens enragés. La violence routinière était donc déjà là – brisant définitivement ce qui restait d’humanité dans ce coin-là de l’Europe. Bien avant février 2022, la rage de Loznitsa était donc en ébullition. Et bien avant février 2022, l’Ukraine était en état de décomposition, faisandée par la folie de ses « maîtres » russes…

On n’avait peut-être pas bien entendu ce que nous disait Loznitsa à l’époque. Il serait peut-être temps de l’entendre maintenant.

Disponible en VOD


 

Maïdan (2014) – la puissance du peuple

Si on essaie de comprendre les origines de la guerre en Ukraine, on passe forcément par la place Maidan. À l'hiver 2013-2014, les Ukrainiens descendaient en masse dans les rues de Kyïv pour chasser leurs dirigeants corrompus et réclamer un rapprochement avec l’UE.

Alors sur le tournage d’une fiction, Loznitsa lâche tout et décide de chroniquer cette révolte. Maidan suit donc pas à pas la chronologie des manifestations. N’attendez pas un doc wikipedia – pour ça préférez le docu Netflix Winter on Fire. Dépourvu de tout commentaire, évacuant tout témoignage face caméra, le film est construit sur de longs plans fixes enregistrant les manifestations, les prises de paroles et la répression. Loznitsa avance entre les réunions, les ravitaillements des insurgés, l'écoute des orateurs, avant que la violence n’embrase la place - assauts des forces de l'ordre, batailles à coups de pavés et de cocktails Molotov… Maïdan n’avait au fond qu’une seule ambition. Elever la foule ukrainienne au rang de personnage, transformer cet agrégat en force vivante de l'Histoire. Une manière de rappeler l’universalité de cette lutte émancipatrice et de plonger le spectateur au cœur de ce combat.

Disponible en VOD


 

Une femme douce (2017) – la folie russe

A l’époque voilà ce qu’on écrivait de ce film qui reste sans doute comme l’œuvre la plus puissante du cinéaste.

"Longtemps, très longtemps, on suit une femme silencieuse, inerte, témoin quasi muet ballotée dans une virée carnavalesque sidérante au fin fond d’une Russie faussement naturaliste. On lui a retourné le colis de nourriture et de vêtements qu’elle avait pris la peine d’envoyer à son mari en prison. Elle est têtue, elle voudrait comprendre, mais personne ne se donne la peine de lui répondre. « Contraire au règlement ». « Faites une réclamation ». « Je ne suis pas un service de renseignement ». « Vous pensez peut-être que vous êtes la seule à avoir des problèmes ? » Dans un bus, à la poste, dans un panier à salade, dans un hall de gare, dans un bar glauque, dans un commissariat, dans une réunion de freaks slaves ivres morts jouant à se foutre à poil, notre héroïne se tait, observe, subit, abusée par tous ceux qui l’entourent, l’ignorent, l’insultent, la menacent, lui hurlent ou lui pissent dessus. Comme si un pays tout entier déversait par tombereaux son aigreur bileuse sur sa pauvre tête. Elle passe d’un guichet au suivant, d’un dysfonctionnement à l’autre, d’une injustice crasse à une violente indifférence sans broncher, parce qu’elle a l’habitude et qu’elle n’a pas le choix. L’Ukrainien Sergei Loznitsa est ici à la frontière habituelle de son style : là où vrai-faux naturalisme et documentaire mental (documental ?) débouchent sur ce que les buveurs russes appellent leur « âme », cet endroit au-delà de l’absurde, de l’ivresse et de la raison – au-delà du réel. La femme douce ne bouge pas, ni ne cède, ni ne rompt, dans l’œil d’une toupie qui dessine les cercles d’un Enfer très russe (traces de Gogol ou Dostoïevski, dont le film se veut une lointaine adaptation, impact récent de la Prix Nobel Svetlana Alexievitch) mais qui doit aussi beaucoup à Kafka revu par David Lynch. Lorsque l’héroïne se retrouve embarquée en carrosse dans un banquet XIXème siècle, où tous les personnages du film se lancent un à un dans des toasts en l’honneur de la Russie éternelle et de l’humanité, alors on sait que la ronde vertigineuse des deux derniers siècles du « grand pays » a fini par l’emporter, sans espoir de retour. Car si la femme est douce, la folie russe, elle, est furieuse."

Et quand on l’avait rencontré pour lui demander d’où venait la violence de ses films, voilà ce que le cinéaste nous avait répondu :

"Je me suis mis à faire du cinéma car j'ai compris qu'avec une caméra je pouvais dire ce que beaucoup de gens ne pouvaient pas exprimer. Ceux qui, pendant 70 ans, avaient été privés du droit à la vie, et du droit à la parole. Comme ma famille. Ma mère appartenait à une famille de cosaques. Des agriculteurs et des militaires, qui servaient le tsar en tant que soldats et propriétaires terriens. Ils ont été massacrés parce qu'ils représentaient  directement le pouvoir central. Ma mère était originaire d'un tout petit village, mais avec une famille très nombreuse, beaucoup de cousins, quatorze ou quinze enfants... Après la Révolution de 1917, puis les purges des années 30, et enfin la Seconde guerre mondiale, cette immense famille a été totalement  décimée. Il n'est resté que trois personnes : ma grand-mère, ma mère et ma  tante. Tous les autres avaient été exterminés, parce qu'ils étaient des cosaques. Et ça a été la même chose du côté de mon père : exterminés. Tous. Vous comprenez bien que mon « amour » pour le pouvoir soviétique a des racines très profondes."

La folie furieuse de la Russie poutinienne est à nue depuis maintenant un mois et sur le mode du conte, Une Femme douce annonçait l’apocalypse qui se joue aujourd’hui.

Disponible sur Premiere Max


 

Babi Yar. Contexte (2021) - l’histoire interdite

Stupeur sur les hashtags #Cinéma et #Histoire. Il y a quinze jours, on apprenait que le mémorial de Babi Yar avait été touché par des missiles russes – on découvrira quelques jours plus tard que le site avait été miraculeusement épargné. Babi Yar, c’est le nom d’un ravin où, en septembre 1941, les nazis tuèrent par balles 33 000 juifs de la région. Très vite les SS ont tenté d’effacer les traces du massacre, puis des années plus tard, ce sont les soviétiques qui ont bâillonné la mémoire locale en comblant le ravin de déchets industriels. Pas de commémoration possible à Babi Yar semblaient dire les gouvernements successifs. Pour contrer ce travail d’enfouissement Loznitsa a imaginé un docu stupéfiant de brutalité Babi Yar. Contexte. Présenté au festival de Cannes 2021, en séance spéciale, le film compile des images d’archives et ausculte le plus grand massacre par balles de la Shoah, tendant un miroir à ceux qui continuent de mélanger histoire et roman national. Au-delà de l’horreur, ce que ce le film expose, c’est la manière dont le régime soviétique a trusté la mémoire collective des ukrainiens. "Je crois que ce film est nécessaire pour faire passer Babi Yar d’un lieu d’oubli à un lieu de mémoire", expliquait à l’époque Loznitsa. Suprême ironie : alors que les bombes pleuvent toujours sur Kyïv, alors qu’on a failli rayer le Memorial de la carte, cet objet tétanisant est toujours inédit en France, aucun distributeur n’ayant pour l’instant prévu de le diffuser. Comme si l’histoire était condamnée à balbutier.