Matrix resurrections
Warner Bros.

A l’ère des reboots vides de sens, Lana Wachowski se réapproprie son œuvre majeure avec un quatrième Matrix, et en fait un véritable manifeste d’une richesse dingue.

Il ne manquait plus qu’elle. A une époque où toutes les franchises ont été ressuscitées, remakées, rebootées, ré-adaptées, Matrix était passée entre les gouttes. Pas vraiment un miracle, mais au mieux une absurdité industrielle. Il fallait bien se faire une raison : ce n’était qu’une question de temps avant que Warner ne rebranche la prise, agitant par exemple le vague projet d’un film Young Morpheus pour titiller les fans, et peut-être titiller les créatrices mêmes de la franchise Matrix, Lana et Lilly Wachowski, afin qu’elles acceptent de faire renaître leur magnum opus. Lilly a préféré se mettre en retrait, laissant donc Lana en charge -avec sa team de scénaristes, musiciens et techniciens de Cloud Atlas et Sense8- de la résurrection. Et là, bam. Comme le braillait Rage Against the Machine sur le générique de fin de Matrix de 99 : And then came the shot. Matrix Resurrections est un extraordinaire shot, mais particulièrement… surprenant, et c’est le moins qu’on puisse dire.

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Si vous avez adoré les premiers Matrix pour son art surexcitant de la synthèse SF/action (mais qui créait du neuf), son mélange débridé de visions cyberpunk et de gun-fu, soyez prévenu.es : Matrix Resurrections va vous décevoir. Beaucoup. Et c’est même fait exprès. Par contre, Matrix Resurrections va faire pour vous le plus beau, le plus gros, le plus inespéré doigt d’honneur à l’industrie du blockbuster. On va dire qu’on gagne plutôt au change. Non, Matrix Resurrections n’est pas le Fury Road de la franchise (une résurrection qui est aussi une remise à zéro démente), c’est, dans son style particulier, une très bonne leçon donnée au public. On s’attendait à du bullet time, du kung-fu, des ralentis, des flingues, des idées de SF parfois dingo, des citations de Lewis Carroll, des miroirs, Matrix Resurrections vous fournit tout ça… mais avec une mauvaise grâce toute particulière, puisque le film va littéralement prendre en compte l’idée de reboot de Matrix, et la montrer du doigt pour ce qu’elle est. Une idée excitante, certes, mais complètement opportuniste et mercantile, puisque le cinéma à gros budget hollywoodien ne se fond plus que sur le paradoxe bancal des intellectual properties (IP), des personnages et des univers déjà existants pour ne pas prendre de risque. "Resurrections agira comme une investigation prospective et sceptique sur la nature de notre réalité", promettait Lana dans les pages de Première. La promesse est effectivement tenue, puisque Matrix 4 est bel et bien cela, mais quand Lana parlait de la "nature de notre réalité", il fallait comprendre que la cinéaste ne parlait pas d’autre chose de la nature du cinéma industriel, franchisé. Lana Wachowski fait de son film un gros doigt d’honneur, et affirme que la raison d’être de Matrix est de se prévaloir d’une vision d’auteur verticale (voir les Animatrix : chacun étant un mini-film d’auteur et un manifeste esthétique à part entière), et pas horizontale.

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Au fond, le mécanisme des Marvel est de jouer sur un certain effet de réaction du public à l’arrivée d’un certain personnage montré comme significatif. La mise en scène des apparitions des héros dans Avengers : Endgame ou Spider-Man : No Way Home, fonctionne de la même façon :  le personnage s’avance de l’arrière-plan au premier plan, accompagné par un léger travelling avant, voulant intégrer les cris de joie du fidèle public. Pas de ça dans Matrix Resurrections, qui s’affirme ainsi comme l’anti-MCU, à la fois industriellement (on imagine la réaction des cadres de Warner face à un film qui leur dit stricto "fuck you"), techniquement et narrativement. Pas de caméo "surprenant" ou de come-back "événement" en hommage à la franchise. Même la scène post-générique (une première pour la série) tourne en dérision l’obsession des studios, qui a transformé ces séquences clins d’œil en outils marketing sérieux. Son prologue reproduit littéralement la scène d’intro du premier film, mais de façon cheap, piratée. Lana Wachowski, complètement consciente de l’opportunisme de faire un Matrix 4, hacke l’idée même de fan service. Morpheus est joué par un autre acteur (Yahya Abdul-Mateen II), qui doit littéralement imiter Morpheus, enfilant son costard et reprenant ses répliques les plus pompeuses. L’exploit est de faire du méta de manière fun, sans second degré horripilant, sans jamais faire autre chose que d’extrapoler à partir de la trilogie d’origine. Par exemple en dialoguant constamment avec les images des premiers films, insérées régulièrement au fil du métrage comme des flashbacks d’un monde parallèle -d’une autre matrice, plus ancienne mais parfaitement compatible. Resurrections se connecte avec le travail de Damon Lindelof sur la bluffante série télé Watchmen (déjà avec Abdul-Mateen, d’ailleurs, qui y offrait un nouveau corps à un personnage culte : Dr Manhattan) : faire une réappropriation, qui passe forcément par la réécriture -non pas effacer ce qui a déjà été écrit, mais se mettre à écrire de nouveau. Une fois réglée cette question-là, Matrix Resurrections peut devenir ce que Lana Wachowski envisionnait réellement : une vraie histoire d’amour solaire entre Néo (Reeves, très décontracté) et Trinity (Carrie-Anne Moss donne à Trinity nouvelle version une présence d’une simplicité incroyable) -et le film vit son plus beau moment, sans bullet time ni kung fu, lors d’un instant lumineux, entre ciel et terre, inédit dans la franchise. Le sommet d’un blockbuster de pirate, pensé et agissant comme un bug, provoquant finalement le plus beau mindfuck industriel de l’année : This is définitivement the new shit.