Little Jaffna
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Rencontre avec Lawrence Valin, qui signe un impressionnant thriller franco-tamoul mélangeant les genres et les influences.

Le quartier de « Little Jaffna » à Paris est le cœur d'une communauté tamoule vibrante, où Michael, un jeune policier, est chargé d'infiltrer un groupe criminel connu pour extorsion et blanchiment d'argent au profit des rebelles séparatistes au Sri Lanka. Mais à mesure qu'il s'enfonce au cœur de l'organisation, sa loyauté sera mise à l'épreuve, dans une poursuite implacable contre l'un des gangs les plus cachés et puissants de Paris.

Cette semaine sort au cinéma un premier long-métrage doté d'une vitalité folle : Little Jaffna. Un thriller mélangeant les genres et les influences, pour finalement trouver son propre ton. Lors du dernier festival de Sarlat, Première a rencontré son créateur, Lawrence Valin, qui nous détaille son concept, entre deux cultures. Pas de panique, si vous ne connaissez rien au cinéma tamoul : il livre ici toutes les clés pour mieux se laisser porter par cette histoire de double identité.


Première : Commençons par le commencement : comment est né Little Jaffna ? Son concept ? Son titre ?

Lawrence Valin : Little Jaffna, c'était déjà le titre de mon court-métrage en 2017. C'est un quartier à la Chapelle, dans le 18e arrondissement de Paris, où la communauté tamoule se rassemble. Dans les années 80-90, les premières personnes qui ont fui la guerre au Sri-Lanka sont arrivées là-bas. Elles y ont construit des commerces, et aujourd'hui encore, quand on arrive dans ce quartier, on a l'impression de se retrouver au pays. En plus, Little Jaffna, ça fait écho à une référence que je peux pas contourner : Little Odessa de James Gray. Pendant l'écriture, le premier titre c'était "Eelam", c'est à dire "reprendre sa Terre natale" en tamoul. Il y avait une certaine idée de combat. Mais Little Jaffna, je trouve que ça a plus de sens, parce que ce n'est pas juste une histoire de terre natale, c'est aussi une double culture. J'avais besoin d'ancrer le titre dans un quartier. Et quand j'ai vu Les Misérables, de Ladj Ly, qui reprenait le titre de l'un de ses courts, je me suis dit : 'S'il l'a fait, moi aussi je peux le faire !' (rires)

Little Jaffna, ça évoque aussi Little Italy, les films italo-américains...

Exactement. Le but, aussi, c'était de tout de suite donner l'impression qu'on allait parler de gangsters. Après, quand on rentre dans le film, on se rend compte que c'est une histoire de famille : il y a beaucoup de violence, oui, mais également beaucoup d'amour, et le titre devait rassembler tout cela.

On m'a beaucoup dit : 'Ah, ça fait penser à du Scorsese ou à du Tarantino.' Parce que c'est un peu barré ? Pour l'irruption de la violence ? Les Infiltrés, de Martin Scorsese, a eu une influence indéniable. Avec La Nuit nous appartient, de James Gray, ce sont les deux films qui m'ont le plus accompagné dans l'écriture. Cette oeuvre, c'est toute une odyssée, l'épopée d'un mec qu'on suit à partir d'un instant T, et toute l'aventure qu'il y a derrière.

Le film d'infiltration, c'est le genre idéal pour faire découvrir une communauté ?

The Departed, Donnie Brasco... J'ai revu tous les films d'infiltration pour les étudier avant Little Jaffna. Le scénario, j'ai mis à peu près 5 ans à l'écrire. On était six dessus, ça a été tout un long chemin de construction parce que tout a été plus ou moins vu dans l'infiltration, non ? Sauf que nous, on savait que ça allait pas être le cœur du sujet. Pour que ça marche, on devait proposer quelque chose de nouveau. Au départ, un peu comme dans Le Bureau des légendes, on montrait ce qui se passait à la DGSI, après on était chez les Tamouls, puis re à la DGSI, chez les Tamouls... Au fur et à mesure des retours, on disait : 'Nan, mais on s'en fiche : on veut juste être chez les Tamouls.' Le film se tenait comme ça. On a viré toutes les séquences de la DGSI qui ne faisaient que sur-expliquer, on s'est dit : 'On se fait confiance, on plonge direct dans ce monde-là, le spectateur avec, il est intelligent, il va comprendre petit à petit les codes.'

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Les scènes de repas sont très importantes dans le parcours de Michael, votre protagoniste. Un peu comme dans Les Soprano, où les rapports de domination se jouent aussi autour de la table, mais avec d'autres traditions ?

La bouffe, les scènes entre amis dans leurs tenues de fête... Tout participe à l'évolution de Michael. Je me demandais si tout allait tenir au montage, ça faisait beaucoup de détails à rassembler pour sa construction. Et en fait, les spectateurs m'ont souvent dit : 'Ce sont les plus beaux moments du film, car on a accès à ce personnage un peu taciturne, qui ne parle pas et qui d'un coup découvre des choses.' La nourriture renvoie évidemment au Sri-Lanka, mais aussi aux films de gangsters, effectivement. A chaque fois que je vois des films italiens je me dis : 'Ah j'ai faim, j'ai envie d'aller manger d'immenses plats de pates.' Là, à chaque projection, y a au moins une personne du public qui me parle de la bouffe, qui a envie de manger indien. Et c'est parfaitement logique : la nourriture, ça donne aussi accès à un truc de proximité chez les gens, de partage. Dans le film, le fait qu'Aya propose une bouchée à Michael, ça veut dire : 'Toi aussi, tu es mon fils.' Sans aucun dialogue, sans aucun mot, il y a un message qui est passé. Personnellement, moins on met de dialogue et plus on montre à l'image, mieux je me porte.

On peut y voir des références à Martin Scorsese, mais c'est avant tout un film franco-tamoul, fortement inspiré par le cinéma de Kollywood. Dès la scène d'intro, on rentre dans l'action avec les codes de ce cinéma là, puis on verra aussi toute la communauté réunie devant un film culte, vivant cette projection dans une certaine frénésie.

Il faut savoir que les Tamouls, ils vivent le film. Ce n'est pas juste "on regarde un film", nous, on vit avec le film. Pour résumer le cinéma tamoul, en gros : il y a Bollywood, au nord de l'Inde, et Kollywood, au sud. Moi, j'adore Kollywood. La différence entre les deux, c'est que celui du sud est beaucoup plus politisé. Souvent, des politiciens investissent même de l'argent pour faire des films. Et comme j'ai grandi dans ce cinéma du sud de l'Inde, j'ai puisé dedans.

Les personnages de Little Jaffna vivent effectivement cette projection de Jilla (2014) à fond !

Oui, d'ailleurs, on a eu de la chance d'avoir les droits de ce film en particulier car Vijay y joue un policier infiltré, c'était l'extrait parfait par rapport à notre histoire. Cet acteur, il est ultra connu chez nous. Lui, quand il est de sortie, c'est la folie ! Car pour les Tamouls, les acteurs sont des demi-dieux. Quand tu vas au cinéma, c'est pour oublier les galères du quotidien. Tu viens découvrir un truc extraordinaire. Dans le cinéma indien, un personnage n'a pas besoin de cape et de collant pour montrer que c'est un super héros. On voit un mec normal, il arrive, il met une patate et son adversaire va voler à 10 mètres. En tant qu'Occidentaux, quand on va regarder ces films, on va rigoler en se disant que c'est une comédie. Sauf que eux, non : ils le prennent au premier degré. Ils se disent : 'Wow, il a une telle puissance !' La grille de lecture est différente. On n'a pas besoin de tous ces artifices pour être impressionnés. C'est un peu comme les jeunes enfants avec Spider-Man, en fait. Quand lui, il fait ce genre de trucs, ils ne trouvent pas ça drôle, ils sont à fond avec lui, il trouvent ça normal, puisque c'est Spider-Man. Pour le public Tamoul, c'est pareil, pas besoin de tout ce folklore. Ils vont directement dedans, parce que pour eux, le cinéma, c'est l'extraordinaire.

L'interview se poursuit après cette bande-annonce de Jilla :


 

Comment transmettre cette expérience particulière à l'écran sans l'exagérer ni trop l'atténuer ? Vous avez dû beaucoup couper ? 

Avec Little Jaffna, j'ai voulu reprendre un peu de ce côté extraordinaire, tout en le ramenant à notre réalité occidentale. Ça a surtout été un travail au montage, où je me disais : 'Là, le curseur il est un peu trop loin, là il va aller trop dans le côté Tamoul, les gens ne vont pas comprendre.' Je tournais un peu les curseurs.

Le problème de Kollywood c'est que c'est souvent pompé du cinéma coréen ou européen, mais ils font à leur manière. Quand tu vois le film, je prends des éléments dramaturgiques à des endroits, des trucs très précis. Par exemple, le coup de poing du début, c'est une coupe spéciale de Madras, un double cut, mais je n'ai pas un film de référence pour ce genre de plan. Mes références précises viennent plus du cinéma américain et du cinéma français, en fait.

Avec ce coup si reconnaissable, vous invitez tout de même le public à plonger direct dans les codes de ce cinéma en particulier.

Dès qu'on rentre dans le film, il y a cette première manchette qui arrive. Je voulais ça dès le démarrage pour dire : 'Ce que vous allez voir, ça va être différent des films que vous aimez d'habitude.' Il y a d'emblée ce côté exagéré, et après, on revient dans notre côté plus humble. Autre exemple : j'ai fait exprès d'ouvrir et fermer le film par cette fête de Ganesh. C'était important que le spectateur soit vite plongé dans ce monde qu'il ne connaît pas, ou peu, parce que les Tamouls, c'est une minorité qu'on voit très peu au cinéma. C'est mystérieux, c'est "bizarre" et progressivement dans le film, on apprend à les connaître. On découvre qui sont ces gens. Il y a une grande part d'aventure, de fiction, et en même temps quand on retrouve les membres de toute cette famille à la fin, on les voit qui prennent des photos, heureux d'être ensemble, on se dit qu'ils sont comme nous.

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Entre ces deux fêtes traditionnelles, vous aurez mélangé pleins de genres cinématographiques : on passe du thriller à la romance, du polar à la comédie en un instant.

Je me disais que mélanger les effets, ça aller créer mon propre univers. C'est ce que j'ai essayé de faire avec ce film, en tout cas. C'est compliqué pour un réalisateur qui arrive de dire : 'C'est mon univers.' Maintenant, on peut dire : 'C'est du Wes Anderson' et tout le monde sait de quoi on parle, mais pour le moment, je n'ai fait qu'un seul film, il n'y a pas d'autre référence. On pourrait se dire : 'C'est du Bollywood', mais en réalité, c'est un peu différent. Et c'est ça qui est intéressant. En cours de film, le spectateur peut se dire : 'Ok, je commence à avoir les codes', et ça c'est possible en décryptant le cinéma du sud tout en le mixant avec du cinéma occidental. On a parlé de James Gray, Martin Scorsese, Quentin Tarantino... mais il y a aussi l'influence des films coréens, qui mélangent tellement de genres et m'ont beaucoup influencé. Les films de Bong Joon-ho sont un excellent exemple. Quand je vois Parasite, je ne peux pas le classer, il mixe trop de choses. Il y a un peu de ça dans Little Jaffna.

C'est vrai que l'humour peut surgir au milieu de pics de violence, ou inversement : au coeur d'un moment banal du quotidien, la tension monte d'un coup. Comme lors de cette incroyable échange de menaces dans une poissonnerie du quartier.

Le coup du poisson, à l'écriture, on ne savait pas trop si ça passerait. Il y a une certaine logique : ils sont dans une poissonnerie, le ton monte, ils prennent ce qu'ils ont sous la main pour se battre. Mais des gens me disaient : 'Attends, mais tu vas pas te taper avec un thon ?' (rires) Une fois sur le tournage, on le fait, et dans la salle de montage, là on a su que ça marchait en voyant les réactions de l'équipe : ils rigolent, et tout de suite après ils sont happés par la violence. IIs se disent : 'Oh mais en fait c'est sérieux.' T'as un côté décalé, oui, mais tu y crois.

Pour moi, le rire, ça ouvre les émotions. Et quand on ouvre les émotions, c'est là où je rentre dans le film. On donne d'emblée une certaine légèreté, on suit ces personnages en se disant : 'Ok, c'est des jeunes, ils font leurs trucs...' Et petit à petit, on se prend de sympathie pour eux. C'est en tout cas ce qui se passe pour le personnage principal. Il devait infiltrer un groupe terroriste, il se retrouve dans une famille. C'était hyper important de comprendre Michael, cet attachement qu'il a déteint sur le spectateur. La scène du toit montre bien ça. Il y a le choc, et tout de suite ça retombe, on voit les gars qui commencent à rigoler pour une histoire de cheveux, et en fait ça, c'est le quotidien, c'est la vraie vie. En tant que spectateur, on a vu un truc horrible, et là d'un coup on redescend.

Je ne voulais pas que le film se prenne trop au sérieux. Ok, je fais un thriller, alors je vais mettre du drone, je vais mettre des trucs bien graves pour montrer que le quotidien des gangsters, c'est très glauque. Sauf que pour jouer avec une certaine réalité, tout le temps, il faut se dire que ce sont de vraies personnes. L'humour, la légèreté, ça fait partie du quotidien et même les gangsters peuvent rigoler. D'ailleurs on m'a demandé plusieurs fois sur tel ou tel détail : 'Ça se passe vraiment comme ça à Little Jaffna ?' et je réponds : 'Non ! C'est dans ma tête, les gars. Il n 'y a pas de Tamouls qui vont fracasser des gens sur un toit d'immeuble !'

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La vitalité du film passe aussi par son côté très coloré et par ses choix musicaux originaux.

Aujourd'hui, quand on fait des castings, on voit les gens arriver soit en noir, soit en bleu marine, soit en gris. C'est tellement triste. Moi, j'adore les films de Harmony Korine, que ce soit Spring Breakers, The Beach Bum ou même Gummo. Ce film, c 'est comme ça que je l'ai imaginé, même si en réalité, il n'y a pas de Tamoul qui soit habillé aussi coloré. J'avais d'autant plus envie de ça pour un film de gangsters, où on se dit : 'Oh, ça va être sombre.' Non, là, ça va péter en couleurs, ça va être pop ! Quand on est dans l 'église avec toutes les tenues traditionnelles et tout, je me disais : 'C'est cool, ça va marcher.' On me répondait : 'Mais... ça fait pas assez peur ?'. Mais si, si on croit en nos personnages, ça peut être coloré et menaçant à un même endroit.

Pareil avec la scène du toit. On a parlé de sa violence, et normalement, ce genre de séquence, on la ferait dans la nuit, dans un coin abandonné, caché. Là, on tourne en plein air, il y a des bruits d'oiseaux... Vu que j'ai pas vu ça avant, dans mon imaginaire, d'un coup, ça devient vrai pour moi, je me dis : 'C'est paisible, c'est le printemps, il fait beau...' et en même temps ça me glace le sang tout ce qui se passe. C'est ça qui crée des images fortes, quand on reprend un truc très codifié du cinéma, mais qu'on le traite d'une manière différente.

Et pour l'aspect musical ?

Vous voulez parler du rap hardcore métal choisi pour l'église ? (rires) Je suis très content d'avoir découvert "Creep Slow" de SVDP, Two’s Compagny et La+ch. C'est un artiste tamoul-canadien, qui rappe en anglais. En salle de montage, je suis là tous les jours et je me place en tant que spectateur. Je me dis : 'J'aime, j'aime pas.' En l'occurrence, on a d'abord écouté des chants d'église, mais pffft... c'était déjà vu. J'ai trouvé cette musique par hasard, en écoutant un maximum d'artistes tamouls, dans plein de styles différents. L'idée, c'était de faire briller des gens de la communauté qui sont musiciens, rappeurs...

Je tombe sur cette musique, j'écoute les paroles et je me dis : 'C'est fou ! Il parle exactement de l'état de mon personnage principal !' Jamais dans une église on entendra ce genre de musique, et c'est ce côté décalé qui me donne envie d'essayer. Je propose le titre au montage, on me répond : 'T'es sérieux, là ?' 'Pourquoi pas ? Si ça marche pas, on tentera autre chose.' Et ça marche. J'adore cette musique, cette séquence. Il y a un truc très important à souligner à ce propos : ce film, je ne l'ai pas fabriqué en me disant : 'C'est mon premier film.' J'étais plutôt en mode : 'C'est mon dernier film.', et ça, ça m 'a enlevé une pression, j'étais plus dans un état d'esprit 'rien à perdre.' J'étais uniquement dans le plaisir de créer des choses et de ne conserver que ce qui était important pour moi à l'écran. Le rythme était évidemment crucial. Je ne voulais pas que le spectateur s'ennuie. En plus je l'ai pensé très jeune, donc je faisais très attention à ce que ça parle aux jeunes.

Et ça marche ? Au festival de Sarlat, vous aviez un public de lycéens. Ils réagissent comment à Little Jaffna ?

Il y a plein de jeunes qui kiffent, mais ce qui est drôle, c'est qu'il y a aussi plein de personnes âgées réceptives au film. Je me disais qu'ils allaient peut-être sortir de l'intrigue parce que c'était trop bourrin, trop 'Kollywood', mais non, et ça, c'est trop bien ! En festival à Saint-Jean-de-Luz, la salle était pleine, zéro jeune. Pourtant, c'était une super séance, ils ont rigolé, ils sont restés jusqu'au bout, avaient des tas de questions... C'était plus axé sur le conflit au Sri Lanka et la quête d'identité du personnage principal, alors qu'avec les jeunes on parle plus des fringues, des gangsters, du côté thriller. Bref, la discussion était vraiment intéressante, et c'est là que je me suis dit : il faut conseiller Little Jaffna aux jeunes, qu'ils y aillent avec leurs grands-parents, et aux personnes âgées, qu'elles le voient avec leurs petits enfants. C'est un film familial, finalement !

Comment vous avez pitché ce premier long ?

Je le présentais dans la lignée de Slumdog Millionnaire ou L'Odyssée de Pi pour le côté aventure indienne : tu rentres dans un univers, c'est un thriller où t'es baigné dans une communauté que tu ne connais pas, que tu découvres à travers un film. Mais avec en plus ce côté Made in France, puisque je l'ai tourné à Paris, entouré de nouvelles têtes. Je voulais avoir un nouveau souffle.

Ca n'a pas dû être évident de convaincre des producteurs avec un film sur la double identité franco-tamoul ?

C'est pour ça que j'ai utilisé plein d'idées "simples" : la tâche de vitiligo de mon personnage, c’est exactement ça, montrer la double identité de Michael dès le début du film sans aucun dialogue, ni explication. Juste avec son visage on comprend sa problématique, il est un mélange des deux. 

Le fait de s'entourer d'inconnus n'a pas dû vous simplifier la tâche ?

Il n'y a que le rôle de la grand-mère, Radhika Sarathkumar, qui est une énorme star en Inde. C'est un peu l'équivalent d'Isabelle Huppert en France. Très, très grande star. Vela Ramamoorthy, qui joue Aya, aussi. Ce sont des artistes très établis en Inde. D'ailleurs, toute la communauté Tamoul d'ici a pris au sérieux le film quand ils ont su que ces deux acteurs venaient en France pour participer à Little Jaffna. Mais pour les jeunes, c'est vrai que j'avais une idée très précise de mes personnages, et on a fait un casting hyper long. Je tenais à être là aux côtés du directeur de casting pour trouver tous les jeunes un par un. En fait j'étais là pour toutes les étapes. En tout, ça m'aura pris sept ans de ma vie ! Parce que je voulais que ça sonne juste, que je puisse jouer le rôle principal tout en dirigeant l'équipe, qu'on travaille tous ensemble la complicité, qu'on soit vraiment une famille sur le plateau. Et en promo, car maintenant, ils m'accompagnent en festival, aux projections de presse... Pour beaucoup d'entre eux, c'est une première, on partage tous ensemble cette première fois. Si ça peut motiver la prochaine génération à se dire : 'Si ce mec là il peut faire ça, nous aussi !', j'en serais ravi.

Il y a justement au coeur du film toute la question de la transmission. Elle vous a demandé beaucoup de travail ?

Personnellement, je n'étais pas né en 1987, et il fallait que l'intrigue se déroule en 2008-2009 pour coller à la fin du conflit au Sri Lanka. La situation là-bas est toujours assez critique, et choisir cette période, ce quartier... c'était une manière pour moi de ramener ça dans le présent, de dire que ça s'est passé hier, mais ce n'est pas terminé, c'est un truc très actuel. Il y a énormément de jeunes qui voient le film en se disant que la nouvelle génération ne connait pas son histoire. Les parents ont fui la guerre, ils se disent : 'C'est notre histoire, on ne va pas parler de ça, on va les laisser vivre leur truc.' Sauf que ces jeunes, ils ont un manque, ils comprennent bien que quelque chose de grave s'est passé, mais en famille, on n'en parle pas.

Il y a plein de jeunes qui sont venus me remercier après la première projection à Paris, et leurs parents aussi venaient nous dire : 'Merci car nous, on n'arrive pas à les dire toutes ces choses. Toi, t'arrives à les montrer d'une certaine manière, et d'un coup, ils s'intéressent à leur passé, et ils commencent à faire des recherches.' C'était très important d'amener à un endroit où les gens puissent s'identifier. Même si c'est un film de gangsters, même si c'est une fiction, avec plein de trucs inventés, à un moment donné, ça parle de nous.

Cela fait directement écho à votre propre parcours ?

Absolument. J'ai grandi en France, mes parents avaient fui le conflit au Sri-Lanka et quand j'ai choisi cette voie-là, en tant que comédien, j'étais pas assez blanc pour avoir des rôles en France, et j'étais pas assez indien pour avoir des rôles en Inde. Ce film, c'est aussi une manière d'affirmer haut et fort que j'ai ma place ici. C'est un film français, fait avec des Franco-Tamouls. C'est tellement précieux, je mesure la chance que j'ai eu de pouvoir le faire ici en France. En Inde, jamais ils auraient fait un film avec que des blancs, fabriqué uniquement par des Indiens, ça n'existe pas ! Avoir cette double culture, c'est une chance, pas une tannée. C'est une richesse. Le film parle précisément de ça : le personnage principal ne doit pas choisir entre l'un et l'autre, il est les deux et il doit grandir avec ça. Pour moi, l'idée c'est qu'il commence policier, il termine policier et entre temps il a eu une connexion avec une partie intime de lui-même qu'il n'avait pas avant cette expérience. Maintenant, il doit jongler avec les deux et son chemin il n'est pas terminé. Peut-être que dans Little Jaffna 2, il vivra plein de bastons, qui sait ? En tout cas, ce n'est pas un chemin qui se termine, au contraire, ce film, c'est une ouverture.

Little Jaffna
Zinc.

Attention, spoilers : cette dernière question aborde la toute fin du film, mieux vaut la lire après avoir vu Little Jaffna.

Au final, il y a aussi l'idée qu'on se construit "à l'inverse de", et qui boucle la boucle avec Little Odessa, La Nuit nous appartient...

On s'oppose à nos parents, à nos grands frères, à des figures d'influence, absolument. On démarre le film en infiltrant une cellule terroriste. On rentre dans cet univers avec cette étiquette. Mais quand tu passes de l'autre côté, tu vois que c'est pas aussi noir ou aussi blanc. C'est un mélange. La grand-mère dit bien à Michael que son père a suivi son chemin et que lui, il suit le sien... Ils ont choisi chacun une voie qu'ils trouvaient juste, et il n'y a pas de jugement. C'est juste qu'il y en a un qui est mort dans cette lutte, et elle lui demande de revenir à ce moment-là. Michael se construit contre ça. Contre cette image, il veut montrer que 'non, je ne suis pas ça, je veux être autre chose.' Et je pense que c'est ça qui le motive. Quand il devient policier, il brave tout ça.

C'est un sentiment qui existe chez beaucoup de monde, mais qui est particulièrement violent pour les enfants de de kamikaze, par exemple, qui n'ont rien demandé, mais qui grandissent avec une étiquette impossible à effacer. Pour lui, son seul échappatoire, c'était de devenir policier, d'être reconnu par sa hiérarchie. Quand il y parvient, est-ce qu'il est heureux ? Il reste un côté côté amer, qui vient tout droit de La nuit nous appartient, encore une fois. Chez James Gray, le personnage a réalisé le rêve de son père, mais qu'en même temps, il n'est pas tout à fait heureux avec ce truc-là. Ici, c'est pareil, sa grand-mère est fière de lui, il s'est intégré, et en même temps quand il recroise son ancien pote, il a envie d'être avec eux... Mais tu sais que tu ne seras jamais comme eux finalement parce que tu as grandi différemment. Il reste une partie d'eux que tu emportes avec toi, ton chemin ne fait que démarrer. Pour moi, le film ne se termine pas, d'ailleurs. C'est juste un commencement.

En 2007, James Gray bluffait le public avec La Nuit nous appartient