Jessie Buckley - Men
Metropolitan Films

Le très impressionnant Men n’est pas seulement le dernier film du visionnaire Alex Garland : c’est aussi le nouveau Jessie Buckley, actrice qui s’est imposée en trois ans comme la reine des états limites et de l’inquiétante étrangeté, de Je veux juste en finir à The Lost Daughter, en passant par la série Fargo.

Cet article est tiré de Première n°530 (juin 2022).

L’actrice ou l’acteur « révélation », qui devient une coqueluche du jour au lendemain, c’est le B.A.-BA de la presse cinéma. On vous fait le coup tous les mois dans Première et c’est normal, c’est notre métier. Concernant Jessie Buckley, l’article épiphanie en mode « qui est cette fille ? », c’était il y a trois ans, à l’été 2019, au moment de la sortie de Wild Rose, où la jeune actrice irlandaise jouait une chanteuse écossaise qui rêve de devenir une vedette de la country à Nashville. Dès les cinq premières minutes du film, une reprise dynamite du Country Girl de Primal Scream dans un rade de Glasgow, c’était plié, l’article s’écrivait tout seul : a star is born. Buckley imposait sa puissance de feu, son intelligence émotionnelle, son refus de la séduction facile, et les plumitifs du monde entier lui déclaraient leur flamme en retour. Les plus prescripteurs du lot, les mieux réveillés de la corporation, se permettaient de rappeler qu’ils connaissaient Jessie Buckley depuis un moment. Elle était déjà la grande affaire de Jersey Affair, deux ans plus tôt et, encore avant ça, de l’adaptation de Guerre et Paix par la BBC et de la série Taboo de Tom Hardy. Mais peu importe, l’essentiel était fait : le monde était (enfin) fou de Jessie Buckley.

Flash-forward trois ans plus tard (aujourd’hui) : ce qui se passe actuellement avec elle n’est donc plus de l’ordre de la révélation. Il s’agit d’autre chose. En une poignée de rôles, l’actrice de 33 ans s’est créé son propre territoire de cinéma. On sait maintenant quel genre de film on va voir quand on parle d’un Jessie Buckley movie. « Ce n’est pas qu’un hasard », nous explique-t-elle au téléphone un matin de la fin avril. « Les films s’enchaînent sans véritable plan prédéfini, parce qu’une actrice ne peut au fond que réagir aux projets qu’on lui propose. Et vous, spectateur, les découvrez à un rythme et dans un ordre différent de ceux dans lesquels je les tourne, donc ça prend sans doute un autre sens à vos yeux qu’aux miens. Ceci dit, bien sûr, ce que vous voyez est le témoignage de mon goût, de mon envie de tourner dans des choses provocantes, inspirantes, pas mièvres, dont les gens peuvent s’emparer après la projection, dont ils peuvent discuter entre eux. Je ne veux pas faire du divertissement pour le divertissement, quelque chose qui n’aurait aucune conséquence. »

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Fantaisie enjouée
Mais de quoi parle-t-on exactement ? Tout a commencé en 2020, quand Buckley a attaché son nom à l’un des très grands films sortis cette année-là, Je veux juste en finir de Charlie Kaufman, une promenade mentale où elle errait dans l’esprit de son partenaire Jesse Plemons, à plusieurs âges de sa vie, plusieurs embranchements du temps, dans un dédale de sensations flottantes et irréelles. Hallu, re-visionnage instantané, sensation de tenir le premier chef-d’œuvre de la décennie qui s’ouvrait. Puis il y eut la saison 4 de Fargo, un cran en dessous des précédentes, certes, mais toujours un bon baromètre de l’état de bizarrerie de la télé moderne (verdict : très perchée). Notre nouvelle actrice préférée s’y éclatait en infirmière serial-killeuse des années 50, une sorte de Nurse Ratched de bande dessinée, se livrant à tout un tas d’activités répréhensibles ou farfelues, et rendant hommage, par sa fantaisie enjouée et la précision cartoon de son jeu, à la figure tutélaire du petit monde de Fargo, à savoir Frances McDormand. Arriva sur ces entrefaites The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal, d’après Elena Ferrante, peut-être le plus straight des films qui nous occupent ici, mais quand même un nouveau puzzle mental, la déconstruction méthodique d’une psyché, où Buckley incarnait la version jeune du personnage interprété par Olivia Colman – elle avait été choisie par Gyllenhaal sur les recommandations de Colman elle-même – et a récolté avec ce rôle une nomination à l’Oscar du meilleur second rôle féminin.
Là-dessus déboule Men, nouveau portrait de femme s’interrogeant sur son passé, errant dans un monde hostile (un éden britannique en trompe-l’œil, après la Grèce de The Lost Daughter), sujette à des visions cauchemardesques. Ce trip horrifique particulièrement tordu signé du génial touche-à-tout Alex Garland (l’homme derrière 28 jours plus tard, Sunshine, Ex_Machina, Annihilation) ne fait pas que synthétiser ses obsessions à lui (la mort et la renaissance, la découverte de soi sous forme de voyage initiatique), mais semble aussi résumer ses centres d’intérêt à elle. « Et vous n’avez encore rien vu !, commente l’intéressée. J’ai récemment tourné Women Talking de Sarah Polley, d’après le roman de Miriam Toews [Ce qu’elles disent, sur des femmes d’une communauté mennonite qui prennent la parole après avoir été agressées sexuellement par des hommes], qui est vraiment un film qui dialogue avec Men – jusque dans son titre, d’ailleurs. »

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Esprit libre
Le féminisme comme fil rouge de la carrière de Jessie Buckley ? C’est une piste, oui, qui fonctionne dès Wild Rose et ses rêves d’émancipation contrariés. Et qui s’entend aussi dans le titre de la première chanson qu’elle a enregistrée avec Bernard Butler, ancien guitariste de Suede (l’un des groupes phares de la britpop des 90s), The Eagle and the Dove, emprunté à la poétesse Vita Sackville-West, aristocrate excentrique et amante de Virginia Woolf. Car, oui, Jessie Buckley chante, aussi. Non contente d’avoir récemment cartonné à Londres dans un revival de Cabaret, aux côtés d’Eddie Redmayne, elle vient d’écrire et d’enregistrer une collection de chansons dans un style lyrique et ténébreux, inspiré semble-t-il par des musiciens comme Joni Mitchell, Beth Gibbons et Scott Walker. L’album For all our days that tear the heart sort le 10 juin et, sur les premières photos promo où elle pose à côté de Butler, Jessie Buckley ressemble à une chanteuse indie de la fin des années 90, début 2000, avec son carré noir à la Louise Brooks, et ses regards par en dessous sous-entendant qu’il ne faut pas trop la chercher.
Fin 90, début 2000, c’est justement la période qui vit l’éclosion artistique de Charlie Kaufman et Alex Garland (le premier avec le scénario de Dans la peau de John Malkovich, le second avec le roman La Plage), les deux plus gros tempéraments de cinéma avec lesquels elle a travaillé jusqu’ici, et dont les films expriment le mieux le goût de l’actrice pour les expériences artistiques jusqu’au-boutistes. « Charlie et Alex sont assez différents l’un de l’autre, mais leur point commun, c’est que ce sont des auteurs, au sens plein du terme. L’autre point commun, c’est qu’ils m’en voudraient sans doute que j’emploie un mot pareil ! (Rires.) Ils ont des formes d’esprit tellement libres... Ils ne veulent pas arrondir les angles, ils refusent de donner aux spectateurs quelque chose de prémâché. Mais sans pour autant que ce soit conscientisé ou formulé ainsi. C’est simplement la conséquence de la façon dont ils regardent le monde. Ils sont curieux, ils veulent rendre compte de ce qui les fascine et le moyen qu’ils ont trouvé, ce sont ces œuvres de cinéma uniques en leur genre. »

Men sortira le 8 juin au cinéma. Voici un extrait :

Pour Je veux juste en finir, Charlie Kaufman avait expliqué à Jessie Buckley que la fille qu’elle allait jouer était « moléculaire ». « Je ne savais même pas ce que ça voulait dire ! » Pendant le tournage, ils s’échangeaient des poèmes d’Anne Sexton ou des vidéos de relaxation. L’échange de bons procédés s’est poursuivi avec Alex Garland sur le plateau de Men, autour de tableaux, de photos, de chants bulgares. « Alex est très marrant, très communicatif. Le meilleur moyen de le décrire, c’est de dire que c’est un punk ! Un bon vieux punk à l’ancienne. Le script de Men était très pur, très instinctif, écrit d’un jet. Alex aime ensuite réunir l’équipe, toute l’équipe, pas que les acteurs, pour essayer d’analyser le script, les thèmes du film, en extraire des choses dont il n’avait même pas conscience. » Dans Je veux juste en finir et Men, Buckley se retrouve souvent confrontée, en tant qu’actrice, au défi terrible de devoir raconter l’état émotionnel de son personnage sans un mot, ou presque, seulement en réagissant aux choses surréalistes (chez Kaufman) ou terrifiantes (chez Garland) qui se déroulent devant ses yeux. Une ombre d’effroi voile son regard, une fossette inquiète se fige sur sa joue droite. « Le monde est étrange, tellement absurde. Je crois que c’est d’abord ça que racontent ces films. » Le monde est étrange, oui, et Jessie Buckley est devenu le visage de notre stupéfaction.