Jennifer Lee à Annecy
ANNECY FESTIVAL/K. Pauli

La directrice créative de Disney Animation se confie sur l’évolution du studio, la révolution Disney+ et ce que Spider-Man : New Generation a changé dans l’industrie.

En début de semaine à Annecy, on découvrait les premières images très impressionnantes de Spider-Man : Across the Spider-Verse. À quel point le premier film, New Generation, avec son style qui ne ressemblait à rien d’autre, a créé une secousse chez les grands studios d’animation ? Est-ce qu’il a bousculé des idées préconçues sur ce que le public accepterait, visuellement parlant ?
Jennifer Lee : (Rires.) On aime beaucoup ce qu’ils ont fait visuellement, ça ressemblerait presque à de l’animation dessinée à la main, même s’il y a ici beaucoup de 3D. Et chez Disney, on est ouverts à tout. Cependant, on ne lancera pas un projet sur la seule base d’un style visuel : ce qui compte, c’est de trouver le look qui correspond le mieux à chaque film. Ceci dit, je pense que l’avenir est un mélange entre la 2D et la 3D. Tenez : dernièrement, on a fait ce très beau court-métrage, Far from the tree, qui ressemble presque à un tableau à l’aquarelle. Cette technologie a été développée spécifiquement pour ce film et maintenant, on l’a en stock. Ce qui veut dire que si on en a besoin pour un autre film, on pourra s’en servir et la faire encore évoluer.

Clark Spencer : Honnêtement, tout le monde a été excité par les premiers visuels d’Across the Spider-Verse et ce que proposait New Generation. Mais comme le dit Jen, on laisse les réalisateurs choisir l’histoire qu’ils veulent raconter et comment ils veulent la raconter. Parce que si on commence à lancer des projets uniquement pensés sur la base d’une technique, et qu’on cherche ensuite l’histoire, on va irrémédiablement se planter. Donc on ne dit pas qu’on ne pourrait pas tenter quelque chose dans ce goût-là visuellement, mais on ne va pas forcer un style visuel juste pour le plaisir. Il faut qu’il corresponde au scénario et aux émotions que l’équipe de production design et le réalisateur veulent faire passer. Disney évolue constamment et il y a tellement de projets en cours, je suis persuadé que le public sera très excité par ce qui sortira du studio dans un futur proche.

Jennifer, vous êtes devenue directrice créative des studios d’animation Walt Disney en 2018, il y a quatre ans. Et vu qu’un film d’animation met des années à voir le jour, j’imagine qu’on va tout juste commencer à voir les les effets de votre leadership.
JL : Vous avez raison. Je me souviens que quand j’ai eu ce poste, l’équipe d’Encanto revenait juste d’un voyage de repérage et en était au début de l’écriture du script, même si le concept du film était déjà là. Avalonia, l'étrange voyage démarrait à peine… Le truc, c’est que ce sont des gens avec qui je travaille depuis dix ans, avant même de devenir directrice créative. Ce n’est pas comme si je débarquais en terre inconnue ! Ce que j’ai notamment tenu à développer, c’est la collaboration entre des gens qui ont beaucoup d’expérience et sont chez Disney depuis des décennies, et les jeunes talents. C’est quelque chose qui a toujours été dans l’ADN de Disney, mais que j’ai voulu renforcer. Certains artistes n’ont commencé à travailler chez nous qu’en 2019 ou 2020. Leurs histoires vont prochainement arriver, et j’ai très hâte que vous puissiez voir ce qu’ils préparent.

Lors de la présentation Disney à Annecy, vous parliez beaucoup d’inclusivité et de diversité au sein du studio… Pensez-vous que le fait que vous soyez une femme, dans un milieu traditionnellement dirigé par des hommes, envoie déjà un message ?
JL : À mon avis, ça va au-delà du fait d’être une femme. Je ne suis pas la seule à avoir un poste à responsabilité chez Disney. Mais le manque de femmes à des postes-clés dans l’animation - et je ne parle pas que de chez nous - a pu être un problème par le passé. Donc je crois que ça inspire les autres, que ça leur envoie un message clair : vous pouvez aussi y arriver. Ce qui était important pour moi quand j’ai eu ce poste, c’était de pouvoir raconter des histoires qui viennent de partout dans le monde, avec des voix et des points de vue différents. Disney doit être un endroit où on se sent à sa place, où on se connecte aux autres. Le fait que je sois à ce poste facilite sûrement cet aspect-là. Et ça va ne faire que continuer : notre story trust n’a jamais été aussi diversifié et aussi fort. On se challenge mutuellement, respectueusement, mais sans vergogne (Rires.) Et nos différents points de vue s’additionnent. Je n’avais jamais vu ça dans ma vie professionnelle avant il y a quelques années. C’est palpable.

Jennifer Lee Clark Spencer
ANNECY FESTIVAL/T. Jaffre

Depuis un peu moins de trois ans, vous devez en parallèle gérer la révolution industrielle et philosophique qu’est Disney+. Comme il faut bien nourrir la bête constamment, voyez-vous les productions Disney+ comme légèrement moins importantes que les longs-métrages ?
CS : Oh non, pas du tout. Dès le début, on a fait clairement entendre que Walt Disney Animation Studios est une marque, et qu’il ne fallait en aucun cas l’abimer. Le message passé à toutes les équipes était clair : l’animation doit être au niveau des longs-métrages. Sinon, ça allait se retourner contre nous sur le long terme. Par contre, il faut imaginer des histoires qui ne coûtent pas aussi cher en matière d’environnements. Mais ça n’empêche rien, il suffit d’être malin. Et puis on a tous réalisé très vite que c’était un terrain d’expérimentation génial si on s’attaquait à de nouvelles licences. Visuellement bien sûr, mais aussi en matière de production pure et de technologie. Impossible de faire ça sur un long ! Par ailleurs, on apprend une nouvelle forme de storytelling avec les séries. Et ça nous donne l’opportunité de mètre à l’oeuvre des jeunes talents qui ont très, très faim (Rires.) C’est l’endroit parfait pour faire grandir un artiste, plutôt qu’il se jette à l’eau directement dans des longs qui sont évidemment très gros et très complexes à réaliser. Donc pour résumer : on doit absolument se développer en tant qu’entreprise, et ce n’est pas en faisant un ou deux films par ans qu’on peut vraiment y arriver. 

JL : Et je rajouterai qu’avant, d’autres branches de Disney s’occupaient des séries ou des sorties direct to video. Et ça change tout que des séries comme Baymax et Zootopie+ soient réalisées « à la maison ». Les réalisateurs des films dont ces séries sont inspirées sont à la tête des projets, ils ont leur mot à dire sur la direction artistique. Et ça, c’est inédit dans l’histoire de Disney. Jamais ils ne laisseraient quelqu’un faire du mal à leurs bébés ! 

Comment se passe la collaboration avec Pixar aujourd'hui ?
JL : Avec Pete Docter, qui est mon homologue chez Pixar, on se voit tous les mois. Mais on ne se contente pas de ça : les deux entreprises se montrent leurs projets dès les premiers stades de développement, même quand rien n’est encore animé. C’est une façon d’éviter d’avoir des idées trop similaires, mais aussi de se faire mutuellement des retours. On est toujours preneurs d’une bonne remarque ! Donc on partage des réflexions et des technologies mais la limite, ce sont nos talents. Ce qui nous définit, ce qui fait le ton de Disney et Pixar, ce sont nos réalisateurs respectifs. Ils ont les leurs, on a les nôtres. On ne se chevauche pas, mais on considère qu’on fait partie de la même famille. C’est une compétition saine.

CS : Quand Disney a racheté Pixar, Bob Iger a assuré que les deux studios resteraient indépendants l’un de l’autre. C’était une décision hyper importante et que tout le monde n’aurait pas prise. Avec le recul, c’était une idée brillante puisque ça nous pousse effectivement, chacun dans notre coin, à développer notre propre identité et notre propre culture d’entreprise. Si on avait fusionné, Disney serait une boîte totalement différente et à mon avis, on serait pas aussi forts qu’en étant séparés de Pixar.

Impossible de vous quitter sans vous interroger sur le fait qu'Avalonia, l’étrange voyage ne sortira pas en salles en France mais uniquement sur Disney+. Comprenez-vous la levée de boucliers des exploitants français, et comment choisissez-vous quel film sera privé de cinéma ?
JL : J'aimerais pouvoir répondre à cette question, mais malheureusement notre travail ne concerne que l'aspect créatif. Cette décision a été prise pour nous. Le monde de la distribution est une sorte d'univers parallèle pour moi, je n'y connais rien. Et tout ce qu'on peut faire, c'est retourner au boulot et continuer de bosser sur le film. On ne sait faire que ça. Évidemment, on a un engagement auprès des cinémas, mais on a aussi un engagement auprès de Disney+... Ce que je peux vous dire, c'est qu'on veut que le plus de monde possible ait accès à nos films, et que la qualité ne va pas varier si un film est projeté en salles ou sur notre plateforme. Mais on a le plus profond respect pour les opinions qui s'expriment. On écoute tout ce qui se dit sur le sujet, et évidemment, ça nous touche.