Everything Everywhere All at Once
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Alors qu'il part favori aux Oscars et vient de ressortir dans les salles française, décryptage du meilleur film sur le multivers de 2022.

Cet article a initialement été publié dans Première n°532 (septembre 2022).

Nous le partageons dans son intégralité à l'occasion de la ressortie au cinéma d'Everything Everywhere All at Once, juste avant les Oscars : le film des Daniels est le favori de la 95e édition, qui se déroulera le dimanche, le 12 mars.

 

Après avoir joué avec un cadavre pétomane dans Swiss Army Man, Daniel Scheinert et Daniel Kwan plongent Michelle Yeoh au cœur du multivers avec Everything Everywhere All at Once. Un succès indé massif outre-Atlantique, qui carbure autant à la SF qu’au cinéma hongkongais. Dissection en trois actes en compagnie des « Daniels ».
Par François Léger

Everything Everywhere All at Once, le vrai multiverse of madness [critique]

La blague visuelle façon Michel Gondry
Dans Everything Everywhere All at Once, les gens sont parfois dirigés par des ratons laveurs façon Ratatouille et ont à d’autres moments des doigts longs et mous comme des saucisses. Une vaste blague ? Un hommage à l’univers bricolo et onirique de Michel Gondry? « Esthétiquement, Gondry est un pilier pour nous », tranche Daniel Scheinert. Philosophiquement, ça se discute : au lieu d’utiliser des visions fantasmagoriques pour dévoiler le monde intérieur des personnages, Everything Everywhere préfère les confronter à des situations absurdes pour déclencher chez eux l’illumination. « Très juste. On aime que ce soit drôle, à la limite du gag, mais on a réussi notre coup que si l’on parvient à créer une émotion inattendue à partir d’un truc complètement farfelu. Sur les scènes des doigts en saucisses, on répétait à Jamie Lee Curtis et Michelle Yeoh qu’à la fin, ça n’allait plus être drôle du tout mais simplement beau, et que ça allait raconter quelque chose de l’ordre du non-dit chez les personnages. Elles nous regardaient, pas convaincues : “Mouais.” » (Rires.)

La tentation kaufmanienne
La piste « gondryesque » nous renvoie logiquement vers une autre, celle de Charlie Kaufman, génial scénariste (notamment) d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Everything Everywhere en a, a priori, les atours : la spéléologie mentale, le chaos maniériste, la métafiction comme arme de combat, la farce existentielle. « J’aurais du mal à vous dire que notre idée de base n’a pas un parfum kaufmanien, avoue Daniel Kwan. Mais là où l’on s’en éloigne, c’est dans l’absence de postmodernisme, au-delà du concept même du film, bien sûr. Tout était déjà imprégné par cet esprit, et si on a longtemps joué avec l’envie d’en rajouter, le faire nous aurait écartés de notre propos. La ligne était claire : du high concept matrixien, mais avec une vision authentiquement fun, personnelle et existentialiste. » Scheinert, lui, cite volontiers Holy Motors ou A Ghost Story, mais à ce petit jeu des références, c’est peut-être le Mr Nobody de Jaco Van Dormael qui résumerait le mieux les intentions humanistes des deux auteurs.

La déconstruction du Voyage du héros
Everything Everywhere a ceci de particulier que le scénario n’a pas d’antagoniste à proprement parler – du moins pas tout à fait. Daniel Kwan explique avoir voulu « déconstruire le Voyage du héros, tout le concept du méchant et du gentil, du bien et du mal. On a toujours trouvé que ça sonnait faux ». Résultat : c’est l’existence elle-même qui sert de méchant. Et Kwan de se référer à l’interview donnée par Stanley Kubrick à Playboy en 1968, qui s’interrogeait sur l’indifférence de l’univers à notre endroit. « Il disait en gros que si l’on est capable d’accepter cette indifférence, alors la vie peut avoir du sens. Il avait cette phrase : “Quelle que soit l’étendue de l’obscurité, nous devons créer notre propre lumière.” C’est devenu comme un guide pour le film. Tout l’enjeu était ensuite de transmettre cette idée aussi subtilement que possible au public. Avec en permanence en nous cette question entêtante : allions-nous être capables en même temps de rendre tout ça aussi fun que Kill Bill ? »

Everything Everywhere All at Once va enfin sortir en France
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La célébration de Michelle Yeoh
Interrogée par le Hollywood Reporter, Jamie Lee Curtis est celle qui synthétise le mieux la position de Michelle Yeoh : « Everything Everywhere, c’est la rencontre parfaite entre un rôle et une actrice qui attendait patiemment qu’on lui porte enfin notre putain d’attention. » Admise au club hollywoodien à la fin des 90s (Demain ne meurt jamais), la star malaisienne a été par la suite cantonnée aux seconds rôles en terres américaines. « On n’a pas pensé féminisme ou inclusion en choisissant Michelle. La vérité c’est qu’on ne voulait qu’elle », jure Daniel Kwan, qui a grandi en la vénérant à travers les VHS piratées de films hongkongais rapportées par son père. « Les meilleurs films d’action hollywoodiens ont été lourdement influencés par le cinéma asiatique et nous voulions renouer avec ce mélange des cultures. Et montrer que Michelle est tellement plus qu’une bastonneuse surdouée. » Dans quelques scènes du film, Yeoh est une star de cinéma dans un univers qui ressemble à s’y méprendre à In the Mood for Love. Une façon de la remettre à sa juste place sur le grand échiquier cinématographique. Scheinert : « On voulait même qu’elle incarne la Michelle Yeoh de notre univers. Mais c’était trop méta pour elle ! On s’est cependant nourris de ce qu’elle est dans la vraie vie. » Ce qui permet au film d’être lu autant comme une réflexion sur la personnalité de l’actrice que sur sa carrière. « Il me semble que l’on fait pareil pour Jonathan Ke Quan et James Hong. En fait, on dit à Hollywood : “Il y avait un tel potentiel inexploité, pourquoi vous ne l’avez pas vu?” », poursuit le cinéaste.

Le récit d’immigrés
Dans sa critique d’Everything Everywhere, le site The Verge parle d’une « histoire d’horreur d’immigrants en pleine période des déclarations d’impôts ». Façon amusante d’évoquer à la fois l’implacable machine administrative qui lance l’histoire, et la trajectoire de cette famille d’origine chinoise installée aux États-Unis qui ne sait plus dialoguer. Sur ce point, Everything Everywhere s’inscrit dans une récente tradition de films où des Asio-Américains racontent enfin leurs histoires familiales jusqu’ici tues, généralement à travers l’incompréhension entre la nouvelle génération et les précédentes (Minari, Alerte rouge, L’Adieu…). Tout est question de langage, de voix à faire entendre, d’héritages trop lourds à porter et d’ambitions qui dépassent la simple assimilation : « Il y avait tellement de parallèles amusants et intéressants à tracer entre le concept très SF du multivers et la vie très terre à terre d’immigrants, de parents qui parlent un langage différent du vôtre. Dans tous les sens du terme, d’ailleurs », précise Scheinert.

La philosophie wachowskienne
La figure de l’Élu(e), le kung-fu, les ambitions SF et méta… Les Daniels ne s’en cachent pas : Everything Everywhere est leur réponse à Matrix. « Sauf que Lana Wachowski a réussi à nous devancer avec Resurrections, reconnaît Kwan. Mais notre particularité – je dirais presque notre credo –, c’était le refus de la violence comme réponse à tout. Sacré challenge : est-ce qu’un personnage peut en aimer un autre jusqu’à la mort ? Peut-on tuer avec gentillesse ? Et comment terminer un film avec une scène d’action où l’on se comprend mieux en tant qu’êtres humains ? » Le duo tente de résoudre l’équation en piochant dans la philosophie inhérente au kung-fu (« à laquelle Matrix carburait également »), et s’appuie sur le trip cosmique façon Cloud Atlas. « Ça permet de faire des choses qui ne fonctionneraient pas dans un autre contexte, reprend Scheinert. On s’empare de clichés pour explorer des territoires de cinéma potentiellement terriblement ringards : une pose guerrière devient subitement une accolade; un simple petit doigt sert à se battre… Tout ça avec pour objectif de vous faire croire au pouvoir de la bonté ou de la gentillesse. » Lana Wachowski ne dirait certainement pas mieux.

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La pop culture en kaléidoscope
La multiplicité de l’être et les liens entre passé et présent parcourent Everything Everywhere. Une vision qui fait évidemment écho à la quête d’identité d’Evelyn (Michelle Yeoh), mais également un miroir tendu à l’industrie du cinéma. Daniel Kwan : « Il n’y a plus de “monoculture” désormais. Plus personne ne regarde ou lit la même chose à grande échelle. Le dialogue commun autour d’œuvres qui marquent leur époque – à part peut-être les films Marvel –, c’est fini depuis 2000 ou 2010. L’industrie tente désespérément de retrouver une culture collective. Certains parlent de “cultural fracking” : on fore le passé à la recherche de l’époque où le monde entier se retrouvait sur une même base. D’où l’arrivée massive d’un cinéma méta, très conscient de regarder dans le rétro, construit sur les cendres de sa propre gloire. On remake Top Gun, on refait encore et encore des films Batman. Parce que les idées neuves, les nouvelles histoires, n’arriveront jamais à rassembler autant que les anciennes. Plus personne ne veut prendre le risque de la nouveauté. On essaie d’évoquer le sujet à notre modeste échelle, mais le pied de nez ultime, c’est Lana Wachowski, forcée de tourner Matrix 4 – le film se serait fait avec ou sans elle – et qui lance un doigt d’honneur monumental à ce processus de reboot de sa propre œuvre. »

Le multivers anti-Marvel
Popularisé par les productions Marvel (No Way Home, Doctor Strange 2… Mettons l’excellent Spider-Man : New Generation à part), le multivers commence déjà à montrer ses limites dans le cadre superhéroïque. Les Daniels s’en emparent pour le transformer en outil narratif surpuissant, capable d’ausculter les failles et les actes manqués de leurs personnages. Une façon, aussi, de placer toutes leurs obsessions dans le même métrage. « Ça nous permettait de mettre côte à côte, dans le même film, des choses a priori contradictoires, analyse Kwan. Et on a écumé un paquet d’idées qui n’ont pas vu le jour. Disons que le multivers était un récipient vraiment marrant et pratique, mais parfois trop grand. Ça pouvait devenir n’importe quoi. Pour autant, le concept nous poussait à dépasser les limites. » Daniel Scheinert : « On savait qu’on ne s’autoriserait à faire ce film que si on explorait des territoires existentiels totalement absurdes… » Kwan le coupe, sourire aux lèvres : « Sinon, on aurait eu l’impression de faire un film Marvel. (Rires.) On s’en serait voulu de ne pas aller assez loin. »