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Les intérêts divergents des streamers, de Canal Plus et de la télé publique font planer de nouvelles menaces sur les salles obscures.

L'exception culturelle française commence à agacer les grands studios hollywoodiens. À l'heure où ils repensent entièrement leurs stratégies de sorties des films, avec l'expansion de leurs plateformes de streaming respectives, la chronologie des médias hexagonale leur interdisant de faire des diffusions salles et TV en simultanée, comme aux Etats-Unis actuellement, pose un sérieux problème, selon une enquête de Variety publiée cette semaine.

En pleine renégociation depuis des mois, cette "chronologie" française se heurte aux intérêts divergents des uns des autres. D'abord de Canal Plus, principal financeur du cinéma national, qui demande à disposer d'une fenêtre de quatre mois après la sortie en salle des films, pour pouvoir les proposer à ses abonnés. Le groupe de Vincent Bolloré s'oppose également à ce que les services de streaming accèdent aux films 12 mois après leur sortie au cinéma car cela empiéterait sur leur fenêtre, qui dure neuf mois. Canal Plus fait valoir que ces plateformes investissent trop peu par rapport à leurs propres apports, et milite pour une fenêtre établie à 15 mois au lieu de 12...

Dans le même temps, France Télévisions demande aussi une place pour le clair et une fenêtre d'exclusivité d'un mois sur les films qu'il acquiert auprès des grands studios. Concrètement, cela signifie que les streamers devraient retirer temporairement un titre de leurs plateformes au cours de ce mois d'exclu, où le film sera diffusé à la télévision française. "Nous sommes dans le troisième wagon, deux ans après la sortie en salles, derrière les chaînes de télévision payantes et les streamers, et nous demandons juste une petite fenêtre", justifie Manuel Alduy du groupe public, précisant qu'il s'agit d'équité, de pouvoir offrir à tous l'accès au cinéma à la télévision.

Evidemment, toutes ces demandes vont à l'encontre des intérêts des studios hollywoodiens, qui corrèlent désormais les sorties en salle et les sorties télé via leurs réseaux de streaming. Plusieurs sources affirment ainsi à Variety que Disney envisagerait de ne plus sortir ses films dans les cinémas de France, pour les sortir directement sur sa plateforme de streaming Disney Plus, afin d'éviter d'être soumis à la chronologie des Médias. De quoi inquiéter Ardavan Safaee, PDG de Pathé, qui explique dans la revue américaine : "C'est une situation préoccupante... Si certains grands films américains sautant la sortie en salles en France, cela impactera tout le monde, y compris le secteur du cinéma indépendant français, qui profite des entrées vendues pour ces blockbusters américains". Son homologue Jocelyn Bouyssy, directrice générale de CGR Cinema, est moins alarmiste et estime qu'il est peut probable que le groupe aux grandes oreilles en arrive à de telles extrémités : "Nous avons vu récemment que Disney est revenu sur sa stratégie hybride : non seulement ils ont réalisé qu'ils avaient besoin du cinéma pour générer des revenus, mais ils ont également vu que cela n'avait pas été bon pour leur image et leurs relations avec des talents tels que Scarlett Johansson".

Néanmoins, une autre source maintient dans Variety que l'exception française ne passera plus outre-Atlantique, et qu'il faudra bien s'adapter, un jour ou l'autre : "Aux États-Unis, la fenêtre maximale pour passer des cinémas aux services de SVOD est de 45 jours, et les autres pays du monde suivent le même chemin car les films américains représentent 70 à 80 % du box-office dans la plupart de ces pays. Alors comment la France peut-elle s'isoler du reste du monde ? Certes, elle reste une exception car les films américains représentent moins de 50% des entrées en salles, mais nous ne pouvons pas nous permettre de perdre les films de Disney, ce serait une perte de 50 millions d'entrées par an".

Le CNC avait demandé aux différentes parties de se mettre d'accord sur une nouvelle réglementation au 1er juillet dernier. Pour l'instant, les discussions sont dans une impasse. Et si à la fin de l'année aucun consensus n'est trouvé, alors le gouvernement pourrait décider à la place de tout le monde : "Cette situation, c'est comme essayer de résoudre un Rubik’s Cube : il faut trouver la bonne combinaison qui conviendra aux intérêts respectifs de chacun. C'est ahurissant mais pas impossible", conclut Jocelyn Bouyssy.