Will Smith dans Emancipation
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Will Smith est enfin de retour quelques mois après son Oscar et sa gifle. Il joue un esclave dans ce survival signé Antoine Fuqua. Entretien avec le cinéaste.

Quelques mois après la gifle donnée en mondovision à Chris Rock un soir d’Oscar, revoilà, the academy winnner, Will Smith. Pour redorer un blason sérieusement abîmé, il lui fallait bien mouiller sa chemise et revenir de loin. De très loin même. Dans Emancipation d’Antoine Fuqua - dispo sur Apple TV+ - Smith est Peter, un esclave qui s’apprête à se défaire de ses chaînes. Nous sommes dans la dernière moitié du XIXe siècle et Lincoln va bientôt mettre fin au calvaire de Peter et des millions d’afro-américains. Mais avant ça, il doit courber l’échine dans un camp de l’Armée confédérés où lui et ses compagnons d’infortunes, subissent une violence sans nom. Alors, bien-sûr, l'acteur ne pouvait pas prévoir le scandale à venir en débutant le tournage d’un film où il est d’ailleurs plus giflé que gifleur (du moins dans la première partie !)

Seulement voilà, le temps, ce perfide soldat de l’ombre qui avance pourtant en plein jour, nous redonne aujourd’hui des nouvelles de Will Smith via cet Emanicpation. La prod et Fuqua se seraient sûrement bien passés d’une telle contre-promo, qui les auraient d’ailleurs obligés à repousser la date de diffusion du film de quelques mois. A l’écran, Will Smith, coupe hirsute, yeux fatigués mais remplis de rage contenue, joue l’oscarisable à la perfection. Trop peut-être. Qu’importe, dans ce vrai-faux film historique à l’allure de survival façon The Revenant, l’épure n’est pas de saison.

On pense à tout ça, en voyant apparaître le visage d’Antoine Fuqua sur notre écran d’ordinateur, entourés d’une myriade de fenêtres où sourient des attachés de presse au garde à vous. On pense aussi à leurs visages si on en venait à parler de cette fameuse gifle et de ses répercussions possibles. Et bien, croyez-le ou non, on n’a même pas posé cette question dont on connaissait par avance la réponse prémâchée.

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Emancipation est un film très violent qui revient sur une période très sombre de l’Histoire américaine. Pourquoi un tel film aujourd’hui ?

Antoine Fuqua : Je regarde les infos tous les jours et tous les jours je vois des horreurs. Les gens, spécialement aux Etats-Unis, ont une fâcheuse tendance à oublier le passé. L’Histoire s’efface, à commencer par la période sombre de l’esclavage, pourtant l’un des péchés originels de notre nation.  La violence, c’est George Floyd plaqué sur le bitume par un policier blanc jusqu’à son dernier souffle. Je pense qu’il est nécessaire, via des films notamment, de dire que cette violence-là a des racines très lointaines. Des jeunes afro-américains nés alors que Barak Obama était président, ne se doutent pas du calvaire subi par certains de leurs ancêtres. Il y a des choses qui ne sont pas étudiées dans les écoles américaines.

Le film se base d’ailleurs sur l’histoire vraie de Peter Gordon, un esclave ayant parcouru plusieurs kilomètres dans les marécages de la Louisiane pour échapper à ses bourreaux…

… L’homme s’est rendu célèbre grâce à une photographie de son dos scarifié. Une photo prise à son arrivée à Baton Rouge en 1863 dans un camp de l’armée de l’Union. Le cliché a fait le tour du monde et a profondément choqué les gens qui ont alors pris conscience de l’extrême violence que subissait ces hommes. Le film tente d’explorer le mystère derrière cette photo, derrière cette présence… Avant cela, Peter a survécu dans des marécages durant plusieurs jours, poursuivi par des chasseurs, des chiens… Il a tenu un journal où il raconte son périple. Toutes les péripéties que vous voyez dans le film comme le combat avec l’alligator par exemple, lui sont vraiment arrivées….

Certes, mais on sent le film pris entre deux idées à priori contraires, d’un côté, un film politique sur l’esclavagisme, de l’autre, un pur film d’action avec son lot de figures imposées…

J’assume cette dualité. A la lecture du journal de Peter se dessine un vrai film d’aventure. Le scénario écrit par Bill Collage respecte cette mémoire. Le film que j’avais en tête était une grande épopée autour d’un homme qui va tout faire pour retrouver sa famille. C’est, avant tout, une histoire de survie, de foi…

Une autre des particularités est le travail sur l’image. Vous avez opté pour un faux noir et blanc où toutes les couleurs sont atténuées…

Emancipation prend le parti du réalisme. Si vous regardez Autant en emporte le vent, les esclaves chantent dans les champs de coton…  Ils sont heureux… C’est une vision idéalisée des choses. Le Technicolor renforce l’image d’Epinal. Tout le contraire d’Emancipation. Si vous essayez de vous mettre à la place d’un esclave, la vision s’assombrit, votre environnement n’a plus de perspectives. Tout est sale, morne… Avec mon chef opérateur, Robert Richardson, nous voulions que le spectateur ait l’impression d’être sur une autre planète, les esclaves sont des extra-terrestres… Le noir et blanc m’apportait cette distanciation. Pour autant, la couleur est aussi présente et vient rappeler que nous sommes bien sur la Terre.  

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Est-ce pour cette même raison que le monde Peter semble binaire. D’un côté, les méchants bourreaux, de l’autre, les victimes…

Bien-sûr. Pour Peter, aucun de ses bourreaux n’étaient véritablement humain. Dans le camp de l’armée des états confédérés, nous sommes en enfer. On y mourrait de différentes maladies, les médecins étaient de véritables bouchers qui pratiquaient les amputations à la chaîne. Nous avons effectué beaucoup de recherches pour essayer d’être le plus juste possible. Dans un tel univers, il était impossible de trouver un gentil personnage à la Brad Pitt dans 12 Years a Slave. Dans le camp où est enfermé Peter, chacun était bien à sa place. Les esclaves étaient des prisonniers. Certains surveillants ne voulaient pas être là et reportaient leur frustration sur les esclaves. L’intrigue du film se déroule en 1863, c’est un moment critique, l’abolition de l’esclavage approche, les esprits sont tendus. Je ne nie pas le fait que des blancs étaient opposés à cette barbarie, que des soldats enrôlés pour combattre ne comprenaient pas pourquoi ils se battaient… La libération des esclaves est une histoire compliquée. Rien que d’un point de vue économique, cela allait entraîner d’énormes bouleversements qui inquiétaient tout le monde, y compris les abolitionnistes. Le choix de raconter un récit très resserré dans le temps empêchait la complexité.

C’est la première fois que vous dirigez Will Smith. Était-il évident dès le départ qu’il incarnerait Peter ?

C’est Will qui m’a fait envoyer le script d’Emancipation. Quand je l’ai lu la première fois, j’ai été étonné qu’il envisage un rôle pareil, lui qui d’ordinaire aime bien afficher en permanence un large sourire... Nous avons donc fait un test. Il était grimé comme dans le film. A la fin de sa prestation, j’avais le cœur brisé.

Comment avez-vous travaillé le personnage avec lui ?

Nous sommes partis de la photo de Peter. Il se tient droit, très digne, ne cherche pas à passer pour une pauvre victime. Même si les traces sur son corps semblent dire le contraire, il parait robuste, fort. La question que nous nous sommes posés est : « D’où lui vient cette dignité ? » A lecture de son journal, on est impressionné par sa force intérieure. C’est quelqu’un qui est resté plusieurs jours dans le coma. Il a vu Dieu. Il était libre au fond de lui-même, malgré les liens qui retenaient son corps prisonnier. Dans le scénario, le mot « peur » est d’ailleurs totalement absent. Peter n’est pas guidé par ce sentiment. Il a foi en lui-même.

Emancipation. D’Antoine Fuqua. Avec : Will Smith, Ben Foster, Charmaine Bingwa, Gilbert Owuor… Durée : 2h12. Disponible sur Apple TV+ à partir du 9 décembre