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Rencontre avec Felix van Groeningen.

Quelque part dans l'arrière-pays flamand, l'histoire d'amour fusionnelle entre le joueur de banjo Didier et la tatoueuse Élise : tel est le sujet d'Alabama Monroe, le nouveau film de Felix van Groeningen, qui abandonne la boue, la bière et les délires de son précédent (et remarqué) La Merditude des choses (2009) pour une love story bluegrass poétique et émouvante. A l'occasion de la sortie d'Alabama Monroe (en salles le 28 août), rencontre avec le réalisateur.

En voyant le film, on a beaucoup pensé à Jaco Van Dormael, à Mr Nobody surtout, pour les visions mystiques, le brassage d’influences et de chronologie, la sursaturation d’émotions… C’était une influence ? C’est marrant que tu me dises ça… J’ai rencontré Jaco deux fois, et son film que je préfère reste Toto le héros. En voyant Mr Nobody je me suis dit qu’il avait essayé de refaire… non, de surfaire Toto, de recréer ce film mais en beaucoup plus grand, en plus ambitieux. Et ça ne fait pas un meilleur film pour autant. Ce n’est pas une influence pour moi, en tout cas, pas en terme de montage ou de construction. Alabama Monroe est l’adaptation d’une pièce de théâtre et le seul truc qui me guidait, c’était la sensation que j’avais eu en découvrant cette pièce. Ce fut la base de tout, de la construction et de l’architecture du film.

On a du mal à imaginer à quoi ressemble cette pièce justement, le film ressemble à tout sauf du théâtre filmé... C’était un concert de bluegrass. Ils étaient 5 sur scène, un type qui fait du banjo, une chanteuse et trois musiciens. Entre les morceaux, ils racontaient ce qui leur était arrivé. Ils racontaient, ils ne jouaient pas. C’était très direct, les acteurs s’adressaient au public…

Et le décor ? Il n’y en avait pas. De simples tissus rouges et le public assis à des tables, comme dans un club. C’était le principe d’ailleurs : comme un concert où les musiciens se seraient mis à raconter leur histoire. Parfois, le couple discutait entre eux, mais toujours en ayant conscience de la présence du public. Ils racontaient leur histoire, chantaient, parlaient de leur fille… Ils racontaient leur histoire dans le désordre, mais il y avait le sentiment très fort que tu savais où ça allait. En regardant ça, j’étais fasciné et en même temps j’avais peur de les accompagner, parce que je savais comment ça finirait. Et c’est ce sentiment que je voulais retrouver dans le film…

Justement, à quel moment tu décides d’en faire un pur objet de cinéma ? Ca m’a pris beaucoup de temps. L’envie était là, mais je ne voyais pas comment faire. Je ne voulais surtout pas faire un mauvais film d’une super pièce de théâtre. J’étais très fan et j’avais peur de rater l’adaptation… Six mois après avoir vu la pièce, j’y suis retourné. J’ai relu le texte en écoutant la musique qui allait avec et c’est cette expérience-là, le fait de relire le texte sans voir le spectacle, qui m’a fait sauter le pas. J’ai pris un an et demi pour essayer des trucs ; changer ça, mettre ce truc là, ajouter l’histoire de l’ambulance…

… et reléguer le concert à la fin... Au lieu de faire UN concert, j’en ai fait 7 ou 8. Mais cette idée est venue après la deuxième version du script. C’est pas à pas que j’ai réussi à oublier la pièce de théâtre et que la logique du film a pris forme.

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La version finale du script était racontée dans l’ordre chronologique ? Non ! On sautait dans le temps et tu avais trois histoires qui se passaient à des époques différentes mais racontées en même temps. On sautait d’unetimelineà une autre. Et le film fini est complètement différent… Désormais, au début tu suis deux époques différentes, et puis après tu retournes dans une autre époque… Il y a moins de logique dans le script final.

Tu l’as monté une première fois avant de tout refaire ? Oui. C’est comme ça que je travaille. Pour voir. Et la première version fut une catastrophe.

Qu’est-ce qui ne marchait pas ? Ça n’avait pas l’impact que je voulais. C’était trop… évident. J’ai toujours travaillé avec le même monteur. Mais sur ce film, il n’était pas disponible au début, j’ai été obligé de travailler avec quelqu'un d'autre. Puis mon monteur « officiel » est revenu, il m’a dit « Oublie ça. On recommence tout ». De toutes façons mon premier montage est toujours nul. Alors je recommence tout… Ca fait vraiment partie de mon mode de travail.

Une première version nulle ? Oui. Il faut laisser faire le temps... Une fois que le film a bien infusé dans ta tête alors tu coupes la logique, tu coupes les idées derrière les images. Tu coupes l’explication pour ne garder que l’émotion. Ca devient très excitant et c’est là, qu’émotionnellement ça fonctionne. Il faut que ce soit moins construit, plus spontanée. Les choses existent parce qu’on essaye. J’adore faire ça, c’est comme un labo…

C’est marrant parce que j’ai justement un problème sur la structure : dans la dernière demi-heure, le film continue d’avancer alors que tu nous a glissé, via ce montage éclaté, qu'un truc grave s'est passé, que cette histoire va sûrement mal se terminer. J’ai l’impression que ton information arrive trop tôt et que ça brouille la vision du dernier tiers du film… Si tu l’as vécu comme ça, c’est un problème. Mais je n’ai pas l’impression qu’on sache où le film va t’amener. Ça transmet une information cruciale. Didier est en train de perdre sa femme. Il a l’impression de ne plus pouvoir la garder … Et ces scènes-là te permettent de le sentir encore plus fort. Cette émotion se transmet sur les autres scènes. C’est très douloureux pour le personnage, il fallait comprendre que tout lui échappe... Et ça explique sa crise de nerfs au moment du dernier concert

Cette scène est la plus dialoguée, la plus littérale - contrairement au reste du film qui fonctionne sur un registre poétique. Elle t’a posé des problèmes dans la construction et l’énergie du film ? C’est un truc auquel j’ai beaucoup réfléchi sur les derniers mois de tournage. C'est la scène qui reflète le plus l'esprit de la pièce. Et j’avais besoin de mettre cette scène dans le film justement pour rester fidèle à la pièce. Mais c’est marrant, les critiques contre le film se focalisent là-dessus, sur le fait que ce soit hyper direct. Mais dans la pièce, c’est ENCORE PLUS direct. Pour moi, c’était évident que ça devait être dans le film… Je ne me suis jamais dit que j’allais trop loin. Tout le film est un trajet vers cette scène, parce que la pièce est comme ça pendant une heure et demie.

C'est justement Johan Heldenbergh, ton acteur principal, qui a écrit et mis en scène la pièce. A quel point avait-il la mainmise sur le film ? Il avait écrit, mis en scène et joué une centaine de fois cette pièce…. Il n’avait pas besoin du film. Ça me paraissait mieux d’écrire avec un type qui ne soit pas lié à la pièce. Johann a joué dans La Merditude des choses, je le connais bien et il m’a fait complètement confiance. Il s’est comporté comme un acteur du film, m’a laissé entièrement libre et n’est jamais intervenu dans le processus d’écriture… Il a lu le scénario, mais comme un comédien. Qu’il ait pu faire ça, qu’il ait abandonné son bébé, qu’il ait accepté que quelqu’un d’autre prenne le contrôle de son matériau, ça m’a vraiment surpris.

C'est la même actrice qui jouait Elise dans la pièce ? Non. Pendant l’écriture, je me suis mis à douter… J’avais l’impression que la fille qui jouait la pièce de théâtre ne ferait pas l’affaire. J’ai organisé des castings, j’ai rencontré Veerle Baetens et tout de suite, l’alchimie entre les deux a été démente… Quand j’ai réécrit le script, je me suis aperçu que lui est un bulldozer. Et qu’il fallait quelqu’un à sa hauteur. Veerle, c’est un pitbull.

Et vous vous êtes fâchés avec l’autre actrice ? Oui, elle ne m’aime plus beaucoup. Mais c’est le boulot du réalisateur, ces choix terribles qu’on doit faire à un moment ou à un autre. Au début ça m’a rendu triste et puis j’ai compris que la qualité du film dépendrait de ça… Je ne pouvais pas lutter contre ce sentiment, contre cette idée que ça ne collerait pas de la choisir, elle. Ce n’était pas méchant, je voulais juste faire le meilleur film.

Propos recueillis par Gaël Golhen et François Grelet

Bande-annonce d’Alabama Monroe :