Toutes les critiques de Mort sur le Nil

Les critiques de Première

  1. Première
    par Sylvestre Picard

    Dans le monde du jeu de société, on soupçonne certaines productions d'appartenir à la mouvance "Ameritrash" : un mot-valise ("Amérique" et "trash", si vous avez besoin d'un dico) qui désigne un jeu qui veut privilégier le fun sans prendre le soin de l'élégance (voire de l'efficacité), et qui insiste énormément sur le thème plutôt que la mécanique -sans surprise, un jeu ameritrash est souvent, mais pas tout le temps, un truc guerrier et violent, plein de jets de dés et de matériel rutilant. Bref, un jeu conçu par accumulation plutôt que par épure. Vous voyez peut-être où on veut en venir : si Mort sur le Nil était un jeu de société, on le rangerait direct non pas aux côtés du Cluedo mais directement dans la case ameritrash. Une enquête policière en huis clos au cadre exotique et au casting farci de stars en tous genres... Le succès public du boursouflé Crime de l'Orient-Express en 2017 a donné le feu vert à sa suite directe Mort sur le Nil -exactement comme en 1974, quand le carton du Crime de L'Orient-Express de Sidney Lumet d'après Agatha Christie engendra quatre ans plus tard Mort sur le Nil de John Guillermin.. Le Covid et la situation personnelle compliquée d'un de ses acteurs (Armie Hammer, accusé d'agression sexuelle) ont conduit Mort sur le Nil, tourné en septembre 2019, à connaître plusieurs reports de sortie. Le voici donc, enfin, sur grand écran, le film ayant échappé à une sortie directement en streaming sur Disney+.

    Dès sa séquence d'ouverture, on comprend que Kenneth Branagh (acteur et réalisateur) a l'air de prendre son film extrêmement au sérieux. Il s'agit d'un flashback en pleine Guerre de 14-18, épaississant le passé du personnage d'Hercule Poirot à l'aide d'outils de mise en scène pas vraiment subtils (le noir et blanc, un plan-séquence dans les tranchées, le rajeunissement peu crédible de Branagh...). Puis retour au présent (en fait, l'année 1937), et l'enquête commence, en couleurs et pour de bon, autour d'un crime commis dans la haute société sur un bateau flottant sur le Nil. Franchement, qui ne voudrait pas voir le top des actrices et des acteurs du moment s'étriper joyeusement au fil d'une intrigue machiavélique ? Le problème, c'est que Branagh semble donc prendre son film très au sérieux. La caméra virevolte et fait des tours autour des suspects lors des interrogatoires pour montrer que la logique de Poirot les encercle ; l'arrivée de la principale suspecte est filmée au ralenti et surdécoupée comme s'il s'agissait de filmer un Nazgûl surgissant de Minas Morgul, etc. Le tout saupoudré d'un discours sur la toute-puissance de l'amour et des folies qu'il nous fait commettre, dont on sent bien qu'il s'agit d'un thème très important, très sérieux pour Kenneth Branagh. On reconnaît bien là le transformateur de Shakespeare (il l'a même cosplayé dans son propre film All is True) en cinéma ameritrash avec ses pâtisseries Beaucoup de bruit pour rienOthelloHamletPeines d'amour perdues, Comme il vous plaira, où, rappelons-le, il y avait des ninjas et pas mal de gêne.

    Et pourtant : malgré (ou peut-être à cause de ?) toute sa pompe, sa vulgarité, ses tirades fiévreuses, et son sérieux affiché, on ne peut pas s'empêcher de prendre un sacré pied devant Mort sur le Nil. Dès qu'on se décide à se prendre au jeu, à accepter le style ameritrash et à jouer au détective avec Poirot, en fait. Et peut-être parce que le casting est impeccable : mention spéciale à Russell Brand (souvent insupportable et qui est ici parfait), au duo Dawn French/Jennifer Saunders qui fera plaisir aux fanas de la télé comique anglaise, à la présence de feu de Sophie Okonedo, à l'accent français de Rose Leslie... La vraie surprise étant la crépusculaire scène de fin, qui se révèle même furieusement émouvante, justifiant presque (on a dit "presque") l'intro maladroite du film. Voilà, Mort sur le Nil, incontestablement supérieur au Crime de l'Orient-Express. Mince alors. Peut-être qu'il fallait un réalisateur avec un égo aux dimensions de Branagh pour provoquer un plaisir aussi sympathique que complètement frivole ?