Films à la télé
20th Century Fox/Stone Angels/Pathé/StudioCanal

Birdman, Cosmopolis, La Grande Bellezza, Au Bonheur des ogres…

En février dernier, nous nous étonnions de la première diffusion en clair très tardive de Birdman, le film d’Alejandro Gonzalez Inarritu porté par Michael Keaton, qui a reçu l’Oscar suprême en 2015. France 2 l’avait programmé à 00h45, après trois épisodes d’une série à succès et une émission culturelle. Un choix qui limitait fortement son audience, car pour voir le film en entier, il fallait rester éveillé jusqu’à près de 3h du matin. Malgré ses nombreux prix, Birdman n’a donc pas eu l’honneur d’une programmation en première partie de soirée. Pourtant, ce projet n’a pas d’interdiction particulière : il est déconseillé aux moins de 10 ans et aurait donc pu être diffusé sur le petit écran plus tôt.

Cinefinances.info, site spécialisé dans les budgets et audiences des longs métrages français, vient d’établir un rapport concernant ce type de programmation tardive de films à la télévision. Birdman n’y figure pas, car leur étude porte sur les films produits entre 2011 et 2013, et diffusés entre 2015 et 2017 sur le petit écran, mais leur rapport permet de constater que cet exemple est loin d’être une exception.

Relayé par BFM TV, ce dossier donne quelques exemples concrets : la comédie La Croisière, avec Charlotte de Turkheim et Line Renaud, a été proposée pour la première fois en clair sur TF1 le 17 février 2015 à 2h50 du matin. Résultat, elle n’a réuni que 237 000 spectateurs. Au bonheur des ogres, adaptation du premier roman de la saga Malaussène de Daniel Pennac, a de son côté été vu par moins de 100 000 curieux dans la nuit du 9 juillet. Et pour cause : sa diffusion démarrait à 1h42. Avant l’hiver, drame porté par Daniel Auteuil et Kristin Scott Thomas, a lui été découvert par 141 000 personnes dans la nuit du 12 septembre 2017. Libre et assoupi, film de coloc’ avec Baptiste Lecaplain, Charlotte Le Bon et Félix Moati, a enfin été programmé le 20 octobre 2016 à 1h07 sur M6, et n’a réuni que 66 000 téléspectateurs. Des exemples frappants, qui concernent des chaînes privées comme du service public, et portent sur des oeuvres destinées à différents publics : drames, comédies, projets familiaux ou pour ados/jeunes adultes. Leur diffusion est d’autant plus surprenante que ces films ont coûté cher aux chaînes en question : TF1 avait déboursé 3 millions d’euros pour co-produire La Croisière, et France 2, 1,5 million pour Au Bonheur des ogres.

La liste est longue et elle comprend plusieurs projets réalisés par des metteurs en scène populaires : Cosmopolis, de David Cronenberg, Les Adoptés, de Mélanie Laurent, La Grande Bellezza, de Paolo Sorrentino, Do Not Disturb, d’Yvan Attal ou encore Le Dernier des injustes, de Claude Lanzmann ont tous été diffusés pour la première fois en clair au milieu de la nuit, entre 2015 et 2017.

Pourquoi réserver ces longs métrages à de telles tranches horaires ? Tous ont pour point commun d’avoir obtenu un certain succès critique, mais peu d’entrées en salles. Si bien que les directeurs de chaînes deviennent frileux au moment de leur programmation sur le petit écran. Et ce, même s’ils ont participé à leur financement. Car les chaînes en question reversent une partie de leurs revenus à des productions d’œuvres cinématographiques. Et se retrouvent ainsi à soutenir des projets avant même qu’ils ne soient sortis au cinéma (sans savoir s’ils ont eu du succès, donc). En tout, TF1 a dépensé 14 millions d’euros pour co-produire, 8 films finalement diffusés au beau milieu de la nuit sur cette période. Chez France 2, la note grimpe à 30 millions pour 36 œuvres, et France 3 suit avec 12 millions pour 18 projets. M6 est la chaîne la moins concernée par ce phénomène : il est rarissime qu’un long métrage y soit diffusé après minuit.

Birdman sera diffusé pour la première fois en clair… au beau milieu de la nuit

Comment expliquer un tel gaspillage ? Les chaînes de télévision doivent diffuser au moins 60% de films européens, et 40% de français. En les proposant la nuit, elles gardent les créneaux du début de soirée pour des blockbusters américains ou des comédies ayant eu un gros succès au box-office. Notamment celui du dimanche soir, qui enregistre régulièrement de jolis scores. Par exemple, TF1 a diffusé 51% de films français en 2016, respectant ainsi la réglementation, mais en les programmant principalement la nuit : quand on calcule la part de productions hexagonales proposées avant minuit, on tombe à 17%...

Les chaînes publiques doivent elles diffuser 420 films par an, mais étant donné que le cinéma à la télévision fait moins d’audience qu’avant, elles en programment de plus en plus à des heures tardives. De façon générale, entre 2009 et 2017, le nombre de longs métrages diffusés à la télé a chuté de 28% sur TF1, 39% sur France 3 et 49% sur France 2.
Face à cette baisse, les directeurs pourraient-ils programmer les longs métrages sur leurs autres chaînes ? France 4 ou France Ô, par exemple, ou TFX et NT1 ? Oui, mais à condition, de les avoir d’abord diffusés au moins une fois sur la chaîne principale, celle qui a aidé au financement des films en question. "Quand je vends un film à une grande chaîne comme France 2, je n'ai pas envie de le retrouver sur une petite chaîne comme France 4", analyse ainsi un producteur auprès de BFM TV.

Sans oublier que la règle de non diffusion de films le mercredi, vendredi et samedi, pour protéger les salles de cinéma, est toujours de rigueur. Et celle des interdictions aux moins de 12 ou 16 ans, aussi : un long métrage pour adultes doit normalement être diffusé en deuxième partie de soirée, minimum. Les chaînes ont cependant le droit à quelques exceptions par an, mais doivent parfois retoucher les films en question, pour qu’ils ne soient pas trop gores : c’est arrivé par exemple avec Django Unchained lors de sa première diffusion un dimanche soir à 21h sur TF1.
Notons aussi que si les chaînes obtiennent des droits de diffusion, cela ne comprend pas forcément une programmation en replay sur leurs sites.

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Ce phénomène prenant de l’ampleur, il a attiré l’attention du CSA (le Conseil supérieur de l’audiovisuel), qui demande à France Télévisions de changer de revoir sa programmation :
"L'exposition des films coproduits par France 2 et France 3 est préoccupante, considère le groupe. Bien que le nombre d’entrées en salle des films diffusés la nuit ait été limité, la majorité d’entre eux ont pourtant été sélectionnés ou récompensés lors de festivals français et internationaux.
Parmi les films diffusés après minuit figurent des drames mais aussi des comédies telles que Chic! ou bien Des lendemains qui chantent qui pourraient pourtant trouver leur public sur les antennes de France Télévisions avant minuit.
Les producteurs regrettent un déficit de mise en valeur du catalogue de de France Télévisions du fait des horaires de diffusion tardifs et d’un manque de fenêtres de diffusion.
Il résulte que des efforts peuvent être demandés à France Télévisions afin de valoriser l’exposition de ces films à la hauteur de l’investissement qu’ils représentent".

Un message officiel auquel la télévision publique a rapidement répondu :
"France Télévisions a une politique d’investissement et d’exposition différente de celle des télévisions privées, qui investissent et diffusent des films destinés à maximiser leur audience et les recettes publicitaires associées. France Télévisions remplit différentes missions:

  • rôle de service public et de promotion et de garant de la diversité des genres de films,
  • faire émerger des nouveaux talents (beaucoup de premier ou deuxième film),
  • et enfin alimenter des cases de cinéma

Cette diversité a pour conséquence une programmation différente de celle des télévisions privées, qui financent majoritairement des comédies grand public.
De fait, tous les films préfinancés ne peuvent être diffusés en première partie de soirée (souvent pour des raisons de classification -12 ans).
Il ne faut pas dévaloriser les cases de diffusion en fin de soirée ou nuit. Il y a un public pour des programmes diffusés à ces horaires-là, et il y a un public pour une offre de cinéma moins grand public. Certes, il peut s’agir d’un horaire tardif, mais l’enregistrement privé reste d’actualité (notamment sur les box).
Par ailleurs, nous espérons avoir les droits de rattrapage pour les films, ce qui leur donnera une plus grande visibilité".