Shrinking Bill Lawrence
Apple/Abaca

Le créateur de Spin City, Scrubs, Cougar Town ou Ted Lasso revient avec Shrinking, comédie douce-amère sur un psy qui part en vrille après le décès de sa femme. Rencontre avec un showrunner bien parti pour durer.

Bonjour Bill !
[En français] Bonjour ! Je comprends le français parce que ma mère a habité à Aix-en-Provence pendant 15 ans quand elle était jeune. [Il repasse en anglais] Elle était prof de français et elle m’engueulait dans votre langue quand j’étais petit, en pensant que je ne pigeais rien (Rires.) Mais restons sur anglais, sinon durant toute l’interview je vais vous dire « plus lentement, s’il vous plaît » !

Faisons ça, alors. Qu’est-ce qui se passe avec les psys dans les séries en ce moment ? On dirait qu’ils sont partout, de The Shrink Next Door à The Patient.
Je vais vous le dire : c’est parce que les scénaristes sont narcissiques et qu’on est tous en thérapie (Rires.) En vrai, c’est un outil scénaristique génial pour mieux connaître un personnage principal. L’exemple parfait est bien sûr Les Soprano, où la psy jouée par Lorraine Bracco sert - au départ - à comprendre la complexité de Tony. Quand j’ai fait Scrubs, je voulais montrer que les médecins ne sont pas forcément des héros, qu’ils ont des failles et qu’ils peuvent aussi être très drôles et très maladroits. On savait très bien avec Brett Goldstein [acteur dans Ted Lasso et co-créateur de Shrinking, NDLR] qu’utiliser un psy comme personnage principal n’était pas follement original. Par contre, on n’avait jamais vu de série où un thérapeute galère à faire son travail parce qu’il est en deuil. Et on trouvait très marrant de montrer ce type essayant d’aider ses patients, alors qu’il doit se réparer lui-même. 

Toutes vos séries jonglent entre comédie et drame. Qu'est-ce qui vous fascine autant dans cet équilibre ?
J’espère que les gens ne se disent pas que c’est tout ce que je suis capable de faire ! Mais mélanger la comédie et l’émotion, c’est ce que je préfère. De l’humour et de la profondeur. C’est un truc de funambule, parce que si on pousse les potards un peu trop loin d’un côté ou de l’autre, tout se casse la gueule et c’est un désastre. Mais quand ça marche, ça marche vraiment. Je ne sais pas exactement comment trouver le point d’équilibre au moment de l’écriture, par contre quand j’y suis, je le sais. Pour Shrinking, j'avais peur que la fin du pilote soit trop optimiste, qu’on tombe dans un truc un peu benêt. Mais je crois qu’on réussit à surprendre par la suite. Bref, tout ça pour dire : c’est compliqué.

Que vaut Shrinking, la première série portée par Harrison Ford ? (critique)

Harrison Ford joue pour la première fois un rôle récurrent dans une série, ce qui est d’autant plus étonnant qu’on le croyait presque en pré-retraite. Comment l’avez-vous convaincu ?
Oh, je crois tout simplement que c’est grâce à moi qu’il est retombé amoureux de son métier (Rires.) La vérité, c’est aussi qu’on se connaît un peu avec Harrison, on habite dans le même quartier, et j’ai enfin atteint le niveau de maturité professionnelle qui fait que je ne suis plus gêné quand on me dit non. Avant, ça me terrifiait. Aujourd’hui, quand j’écris un script, je peux contacter n‘importe quel acteur et lui dire : « Tu jouerais là-dedans ? » Et si la réponse est non, tant pis. Pour la petite histoire, Brett Goldstein est tombé sur Harrison pendant qu’il tournait Ted Lasso à Londres. Il lui a proposé le rôle et ensuite, on ne l’a pas lâché ! « On prendra soin de toi, le rythme sera peinard et le scénario vaut le coup. » Il a tenu à voir ce que Jason Segel avait fait auparavant - il ne le connaissait que de nom -, alors on lui a montré The End of the Tour et Sans Sarah, rien ne va. Peu après, Harrison a envoyé à Jason un texto qui disait : « Gamin, t'es un super acteur et scénariste, et en plus tu as du style même quand tu es tout nu », parce que Jason est à poil dans Sans Sarah, rien ne va (Rires.) Et donc il a dit oui pour Shrinking, à notre grand surprise. Je crois que ce qui l'a vraiment convaincu, au fond, c'est qu'on lui permettrait de faire de la comédie comme il n'en avait pas fait depuis longtemps. 

Vous qui avez commencé sur les networks, qu'est-ce que le streaming a changé dans le monde des séries ?
Tellement de choses ! Aujourd'hui, faire une série sur une plateforme, c'est quasiment comme tourner un film dans des décors réels. Rien à voir avec les plateaux fermés de mon époque Spin City. Quand on fait Ted Lasso, toute l'équipe bouge à Londres pour tourner sur place. Rien à voir. Il faut être authentique et à la hauteur techniquement, ou bien les gens s'en rendent compte. Ça, c'est plutôt chouette. Mais le problème avec le streaming, si c'en est un, c'est que tu écris ta série et ensuite tu files directement en tournage pour mettre en boîte tous les épisodes. Et s'il y a eu une bourde à l'écriture, ou si une histoire ne fonctionne pas, tu es quasiment bloqué avec. Tout va très vite. Alors que quand je bossais pour les networks, on faisait un pilote qui était évalué par la chaîne, et on avait le temps de te demander si le casting marchait ou si telle ou telle scène devait être réécrite. Et avant le tournage des 3 ou 4 épisodes suivants, tu avais encore deux mois ! Donc c'était beaucoup plus fastidieux, mais tu pouvais te rattraper. Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.

Bill Lawrence
Abaca

Le ton des séries a aussi énormément évolué dans un laps de temps très court. Comment reste-t-on dans la course en tant que scénariste ?
Ceux qui se plaignent de cette évolution du ton sont des froussards. Tu es obligé de te confronter au zeitgeist, il ne s'agit pas de savoir si tu aimes ou pas ton époque. C'est plutôt l'inverse : tu dois te questionner sur la façon dont l'époque perçoit ton travail. La clé pour évoluer, c'est de mettre ton ego de côté. Je blague souvent en disant que je bois le sang de jeunes scénaristes pour rester dans la course (Rires.) Mais c'est pour ça que sur toutes mes séries, je mets un point d’honneur à avoir de jeunes scénaristes qui débutent dans ce métier. Qui sont encore excités par la nouveauté. Mais je le fais aussi pour pouvoir entendre leurs points de vue et leurs opinions, qui sont souvent très différents des miens. Si j'essayais d'écrire moi-même les personnages qui ont la vingtaine dans Shrinking, ou bien celui de Jessica Williams qui joue une femme noire dans un métier traditionnellement peuplé de gens blancs, ça n'aurait aucun sens. Ce serait même complètement hypocrite de ma part. Je suis, de loin, le plus vieux scénariste sur cette série. Et ça me va très bien !

Entre Cougar Town et Ted Lasso, vous avez fait plusieurs séries qui ont été annulées ou bien n'ont pas eu du tout le même impact que Scrubs ou Spin City. Comment l'avez-vous vécu ?
Je vous mentirais si je vous disais que ça ne m'a pas fait mal. Mais c'est le métier qui veut ça : généralement, à moins de faire une grosse erreur, les bonnes séries survivent. Alors que les mauvaises séries ont tendance à disparaître naturellement. Le seul truc qui me fait vraiment mal au coeur, c'est quand une bonne série est mise à mort. La seule fois où ça m'est arrivé ces dernières années - et c'est d'ailleurs ce qui m'a poussé vers le streaming -, c'est avec Whiskey Cavalier. On est allés la tourner en République Tchèque, à Prague, je me suis déraciné pour cette série. Tout le monde en était fier. Huit ans plus tôt, c’était un carton. Sauf que ça n'a pas marché, et c’était terriblement frustrant. Donc désormais, je tente moins de parler à un très grand public à travers mes séries qu’à un groupe loyal de téléspectateurs.

Ted Lasso a justement été un succès surprise, sûrement la série Apple TV+ la plus regardée et discutée depuis la création de la plateforme. Vous avez compris pourquoi ?
Si un showrunner ou un scénariste vous dit qu’il savait que sa série serait un carton, il se fout de votre gueule. On ne se doutait évidemment pas que ça allait marcher à ce point. Ceci dit, Jason Sudeikis était convaincu que l’optimisme de Ted Lasso allait toucher la corde sensible des gens. Et moi, j’adorais le thème de la transmission, parce que c’est quelque chose que j’aime écrire et qui résonne en moi. Mais on a essayé de vendre la série absolument partout avec Jason, et malgré sa réputation d’acteur et mon petit palmarès, tout le monde nous a envoyé paître. « Non merci, ça a l’air nul ». Il n’y a qu’Apple qui a bien voulu l’acheter. 

Les chiffres d’audience ont-ils encore un sens à l’ère du streaming ?
Je vais vous répondre très diplomatiquement, parce que derrière la caméra se trouvent 20 personnes de chez Apple qui scrutent mes moindres paroles (Rires.) Je rigole, je rigole. Quand je faisais Scrubs, Cougar Town ou Whisky Cavalier, j’étais abreuvé de chiffres au point de ne plus rien y comprendre. Des entreprises comme Apple ou Netflix ont simplifié le système, avec des données très précises sur qui regarde quoi et combien de temps. La valeur d’une série est autre qu’à la télévision traditionnelle. Est-ce que ces chiffres ont plus de sens que l’impact direct de l’audience sur l’achat de publicité ? Je n’en sais rien. En tout cas, Apple a au moins la générosité d’avouer publiquement et très vocalement l’importance pour eux d’une série comme Ted Lasso. Ce qui est déjà énorme.

Dernière question sur Scrubs : vous avez évoqué la possibilité d’y revenir un jour, et le casting semble très partant…
Indubitablement, à un moment de ma carrière, je reviendrai à cette série. Pas parce que j’en ai besoin créativement ou pour me faire de l’argent, mais à cause des acteurs et des actrices. On passe encore beaucoup de temps ensemble. Par contre, le souci est que j’ai un contrat avec Time Warner maintenant… Non, attendez, ce n'est plus Time Warner… Ah, oui, ça s’appelle Warner Discovery (Rires.) Bref, Scrubs est la propriété de Disney, donc ça complique les choses. Mais on n’arrête pas d’en parler entre nous, et plus particulièrement avec Zack Braff et Donald Faison. Ils ont super un podcast ensemble, et leur amitié dans la vraie vie transparaît encore. On va essayer de faire quelque chose en 2023, promis !

Shrinking, actuellement sur Apple TV+.


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