Guy Ferrandis

Vingt ans après avoir été flingués sur la Croisette, Mathieu Kassovitz et l'équipe d'Assassin(s) reviennent sur la création d'un film sacrifié, nourri à la rage contre les médias.

Alors que Mathieu Kassovitz est à l'affiche cette semaine de Sparring, découvrez l'oral story consacrée à son film culte Assassin(s), publiée à l’origine dans le numéro de septembre/octobre 2017 de Première.

Mathieu Kassovitz : les 20 séances de cinéma qui ont changé sa vie

Avec (par ordre d’apparition) : Mathieu Kassovitz (co-scénariste, acteur, réalisateur), Nicolas Boukhrief (co-scénariste), Christophe Rossignon (producteur), Mehdi Benoufa (acteur), Pierre Aïm (directeur de la photographie), Ludovic Bernard (second assistant réalisateur), Gérard Lefort (ancien journaliste à Libération).

Christophe Rossignon : Au départ Assassin(s) devait être le premier film de Mathieu. On s'est rencontré très tôt dans nos carrières, sur le court-métrage Fierrot le Pou. Puis on en a fait un autre, Cauchemar blanc, et enfin Assassin(s), qui devait servir de test pour un long. Sauf qu'il s'est vite rendu compte que c'était compliqué de l'adapter en l'état.

Mathieu Kassovitz : Le court-métrage Assassin(s) était un peu atypique, je prenais des risques avec quelque chose de plus technique. Je voulais faire un truc très dur qui dégoûte les spectateurs de la violence. Un film coup de poing.

Pierre Aïm : Le court était la bible pour le long-métrage, ça a vraiment posé les bases. D'ailleurs esthétiquement ils sont très proches. On retrouve l'amour de Mathieu pour les mouvements de caméra compliqués. On a eu de grandes discussions sur la lumière avant le tournage. L'idée était de faire un film sombre, avec très peu d'ombres, étouffant.

Christophe Rossignon : Et puis en avril 1993, un jeune a été tué par un policier pendant une garde à vue dans un commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris. Ça a retourné Mathieu, il m'a dit qu'il voulait faire un film sur une bavure policière. Du coup, La Haine s'est fait avant le long-métrage Assassin(s).

Mathieu Kassovitz : Pendant la promotion de La Haine, j'ai vu le manque d'éthique des journalistes. Le film a été très bien accueilli mais ils parlaient de nous plutôt que du sujet des banlieues. Si les médias avaient fait leur travail à l'époque, il n'y aurait peut-être pas Théo, Adama Traoré… À ce moment-là, je me suis dit que quitte à faire un film contre les médias, autant le faire au moment où j'avais  de bonnes critiques.

Christophe Rossignon : On savait depuis le court que Mathieu ne l'écrirait pas tout seul. Il avait terminé quelques pages, peut-être un traitement, pour poser des choses pour lui et celui qui allait venir l'épauler.

Nicolas Boukhrief : J'ai rencontré Kassovitz lors d'une des toutes premières projections de La Haine à Canal+, où je bossais à l'époque. On s'est mis à discuter, il connaissait ma signature par le magazine Starfix. Il a commencé à me parler du prochain film qu'il voulait faire, quelque chose en rupture, d'après un court-métrage que je n'avais pas vu. Il m'a dit : « Avec La Haine il y a un problème, j'ai même eu de bonnes critiques dans Le Figaro. Donc c'est que je me suis trompé quelque part » (rire). Il m'a demandé si je voulais qu'on écrive ensemble. On est tombé d'accord sur ce thème : que se passe-t-il quand une génération se nourrit trop d'images sans en avoir le mode d'emploi, et prend sa culture uniquement dans les images ? Qu'est-ce qui peut se passer ?

Mathieu Kassovitz : Mon but, c'était que les gens sortent de la salle avant la fin du film. C'était à l'époque de Tarantino et toutes ces merdes d'ultra violence, et je voulais rappeler aux gens ce qu'est la vraie violence. Il n'y a pas de musique pendant, ni de ralentis. Par contre, je vais vous mettre un vieux monsieur plein de sang qui pleure en gros plan pendant trente secondes.

Nicolas Boukhrief : On est parti tous les deux quinze jours à Marrakech, dans une villa coupée de tout. Tous les matins on parlait de cinéma et tous les après-midi on travaillait. C'est comme ça qu'on a fait le premier traitement du scénario.

Mathieu Kassovitz : Le rôle de Wagner était écrit pour Michel Serrault. Mais c'était un personnage compliqué donc il me fallait un plan B. J'ai vu Claude Piéplu, avec qui j'aurais bien aimé travailler aussi. Il y avait deux ou trois comédiens qui auraient pu faire le rôle très élégamment. Mais mon plaisir de réalisateur au-delà du film, c'était prendre le risque de faire avec Michel un truc complètement fou.

Christophe Rossignon : Bien avant le tournage, Serrault a dit oui sur le principe, après un premier jet qui lui avait plu.

Mathieu Kassovitz : Mais il faisait machine avant, machine arrière. Ça a été compliqué. Il y a eu un gros, gros travail pour le convaincre. C'était quelqu'un qui avait extrêmement peur. Il adorait changer d'image, mais à chaque fois il voulait être sûr de ce qu'il faisait, de savoir pourquoi il le faisait. Comme il était très religieux, on a beaucoup parlé de philosophie, de la violence, de l'image… Des heures entières. Et j'ai joué dans le film parce que c'était la condition sine qua non de Serrault pour qu'il prenne le rôle.

Christophe Rossignon : Michel a fini par dire OK, mais il avait accepté un nouveau film, donc il fallait le faire de suite, sinon on le perdait. Donc on a mis la machine en route pour aller le plus vite possible et certaines choses n'étaient pas au point.

Nicolas Boukhrief : Le problème, c'est qu'on avait un scénario qui était trop long et pas terminé. Il y avait une fin mais on était sur une version 2, là où il aurait fallu une version 3. On était encore en chantier. Très vite, Mathieu s'est rendu compte que certaines scènes n'étaient pas abouties. Donc il m'a demandé de l'accompagner sur le tournage, que j'ai suivi à titre d'observateur. On continuait d'améliorer le scénario en temps réel.

Christophe Rossignon : Nicolas était dans une loge ou une caravane pour faire des modifications, réécrire ou ajouter des dialogues.

Ludovic Bernard : On ne faisait que courir après le temps, après l'histoire. On avait régulièrement des pages qui tombaient le soir pour le lendemain. C'était passionnant mais mouvementé. On n'avait pas tous les décors, la déco n'était pas prête…

Mathieu Kassovitz : Au départ avec Serrault, ça se passait mal, il était énervé. Il avait des problèmes de mémoire, il avait besoin d'avoir des ardoises devant lui avec son texte.

Christophe Rossignon : Il y en avait un peu partout, à peu près à chaque endroit où il posait le regard. Ce n'est pas le seul, hein, c'est une technique usitée. Mais parfois ça gênait la caméra de Mathieu. Les deux caractères se sont pris le bec.

Nicolas Boukhrief : Il pouvait parfaitement réussir une scène techniquement complexe mais oublier une réplique très importante. Du coup, on la déplaçait parfois dans une autre séquence. Parce que c'était tendu de demander à Serrault de recommencer un plan compliqué qu'il avait réussi.

Mathieu Kassovitz : A un moment il y avait un monologue d'une page avec des plans-séquences, et il ne connaissait pas son texte. Au lieu de m'avouer qu'il ne maîtrisait pas, il a flippé et explosé : « C'est de la merde, j'arrête ». On était au quatrième jour de tournage. Je lui ai répondu : « Monsieur, vous ne pouvez pas me parler comme ça. Non seulement je suis réalisateur mais je suis aussi le mec qui joue en face de vous. Et je ne peux pas vous montrer de l'amour si vous êtes comme ça ». J'ai fini la journée sans lui, il s'est senti super coupable.

Ludovic Bernard : On était dans nos petits souliers quand il est parti en live. Quand Serrault commence à gueuler sur un plateau, il n'y a plus une mouche qui vole.

Pierre Aïm : Il y avait une scène où Mathieu conduisait une voiture sur l'autoroute. J'étais à l'arrière et l'ingénieur du son était caché dans le coffre. Il pleuvait, Mathieu devait aller très vite. Il a commencé à improviser et Serrault n'arrivait pas à renvoyer. La tension est montée, Mathieu a fini par se garer sur une aire d'autoroute – je crois qu'il pleuvait encore – et Serrault lui a sorti : « Je ne comprends rien ! » Ils se sont éloignés à une trentaine de mètres de la voiture. Je les voyais parler mais je n'entendais rien, alors que l'ingénieur du son les entendait mais ne les voyait pas. Ça a peut-être duré une dizaine de minutes et ils sont revenus dans la voiture. Surréaliste.

Christophe Rossignon : Après, Michel était dans sa caravane et Mathieu ne voulait plus en entendre parler. J'ai passé la matinée à rabibocher les deux monstres – je dis ça avec énormément d'amour – et ils ont fini dans les bras l'un de l'autre.

Mathieu Kassovitz : Et là, le tournage s'est débloqué et il a été super jusqu'à la fin. Pour que la scène du miroir fonctionne, il a dû ramper sous la caméra pendant que je faisais mon truc ! Et il a repris son texte l'air de rien. C'était quelqu'un de très dur, mais il m'aimait beaucoup parce que je ne me suis pas laissé faire. On a été très proches jusqu'à sa mort, il m'a toujours soutenu.

Pierre Aïm : Certaines journées étaient un petit peu chaudes avec la fatigue. Mathieu s'est révélé comme quelqu'un qui tire son inspiration sur le moment, ce qui était moins le cas pour La Haine, qui était un film plus découpé. Il créait en même temps qu'on tournait. C'était difficile mais génial à faire. Des plans très compliqués s'imaginaient sur le plateau. Mais il n'y avait pas déchet, une fois qu'il avait décidé, il fallait que ça marche.

Guy Ferrandis

Mehdi Benoufa : C'était dur. Mathieu était très strict, très carré, il fallait que ça tourne sec. Il était chronométré. Mais c'était compréhensible.

Mathieu Kassovitz : Mehdi était un petit de la DDASS. On l'a trouvé là-bas et il était tellement à part et spécial qu'on a pris le risque. Il avait ce côté un peu martien, nouvelle génération. Très beau, très propre. Je voulais un mec atypique, avec un bagage.

Mehdi Benoufa : J'avais 15 ans, j'étais en internat à La Loupe, près de Chartes. J'étais hyper stressé. Sur le tournage, je faisais des œdèmes à répétition, j'avais les yeux énormes. On jouait beaucoup sur le maquillage mais parfois on était obligé de reporter des scènes… Je ne connaissais pas du tout Michel Serrault ni Mathieu. J'avais juste vu La Haine en piraté sur une cassette achetée au marché aux puces, mais je ne savais pas que c'était lui. Serrault était quelqu'un d'assez impressionnant parce qu'il rentrait très vite dans son jeu. On a très peu dialogué ensemble. Juste à la fin : il m'a offert deux Molières en me disant : « Si j'ai un conseil à te donner : va faire du théâtre ». Je n'y croyais pas du tout mais j'aurais peut-être dû l'écouter. Je n'ai fait qu'un casting pour une série après Assassin(s), pas concluant. Je sortais de la merde, du ghetto, et j'avais l'espoir. J'ai très mal vécu de quitter le milieu, j'aurais bien aimé continuer.

Mathieu Kassovitz : On avait beaucoup de références en tête, dont les films des frères Coen, la façon dont ils traitent la violence était très proche de ce que j'avais envie de faire. Barton Fink, Miller's Crossing… D'ailleurs on a pris leur musicien.

Christophe Rossignon : Mathieu m'a dit très tôt qu'il voulait Carter Burwell. Pour le coup, La Haine a aidé, car il a beaucoup été vu aux USA. On est allé à New York après le tournage pour le rencontrer, avec la grosse cassette qui contenait le film. On avait pris des billets en business pour New York et Air France m'a appelé pour me proposer de faire l'aller en Concorde. Bien sûr ! J'ai fait la surprise à Mathieu. On a passé 45 minutes dans le cockpit, c'était génial. On est arrivé au petit matin à New York, à JFK, puis on a pris le taxi direction chez Carter Burwell. On est arrivé super tôt du coup, heureusement qu'il était réveillé !

Mathieu Kassovitz : Après on est allé à Cannes en compétition officielle. Et là, je venais niquer leurs mères. J'allais à la guerre, j'étais fâché ! Enfin… J'étais cool et relax, mais je me disais ça passe ou ça casse. Je pensais que ça allait le faire dans le sens où le film est quand même assez incroyable. Qu'on aime ou qu'on n’aime pas, on peut lui reconnaître des qualités.

Christophe Rossignon : Cannes avait révélé Mathieu, donc quand on est arrivés, on était détendu. Comme dans Les Valseuses : « On n'est pas bien là ? » C'était la première fois que Michel venait en sélection officielle. Il était très heureux. Chance énorme : un studio avait loué un appartement au Cap d'Antibes pour Martin Scorsese et il n'est resté qu'une nuit ou deux. Le distributeur, Stéphane Célérier, a récupéré l'appartement pour un prix défiant toute concurrence ! On a mis Michel là-bas, dans l'antre des stars américaines. Mais les gens qui y travaillent sont Français, et quand ils ont vu arriver Michel Serrault, pour eux c'était un cadeau. Il était comme un coq en pâte, à serrer les louches de tout le monde, jusque dans les cuisines ! Il était heureux.

Mathieu Kassovitz : Si j'ai fait un doigt d'honneur sur les marches, c'est parce que parfois, pour attirer ton attention, les photographes t'insultent. Il y a en un qui m'a insulté, j'ai fait un doigt d'honneur et ils m'ont tous pris en photo sur le tapis rouge.

Nicolas Boukhrief : J'avais prévenu Mathieu : « Montrer ce film à la presse, c'est comme montrer La Haine à un parterre de flics. Ne t'attends pas à ce qu'ils t'applaudissent, c'est impossible ».

Gérard Lefort : Effectivement la projection a été rock'n'roll ! Très peu de gens avaient vu le film en amont. Assez vite ont commencé à fuser des cris du genre : « C'est intolérable », « nul »… Des gens qui se lèvent, des portes qui claquent. Mais ça fait partie du cirque cannois. À la fin, ça criait mais il y avait quand même des applaudissements.

Christophe Rossignon : Quand la presse est parue le lendemain de la projection, on est tombé de l'armoire. Notamment la critique du Figaro : « Le film le plus nul de l'histoire du cinéma ».

Nicolas Boukhrief : J'ai dit à Kassovitz : « Là au moins tu as eu ce que tu voulais ! » Quelque part, c'était cohérent.

Mathieu Kassovitz : Ça ne m'a pas fait rire, cette critique. C'était malheureux de voir que j'étais autant dans le vrai. Je m'attendais à un rejet parce qu'on l'avait un peu programmé : on n'avait pratiquement fait aucun média. Les mecs ça les a rendus fous et donc c'était très facile pour eux de nous démonter après. Surtout que le film leur disait : « Vous êtes tous des cons… »

Christophe Rossignon : Il fallait bien qu'un jour on s'y prenne une claque. On a compris que c'était une arène. Si le pouce est vers le bas, il n'y a rien à faire. Jules César nous regarde, la foule hue et le lion arrive.

Gérard Lefort : Je ne pensais pas que le film serait pris en grippe à ce point. Je n'en étais pas fou mais on n'a pas du tout été assassins avec Assassin(s) à Libération. Tout ce que disait le film me parlait, encore aujourd'hui. Mais je pense qu'il appuyait avec tellement de lourdeur que le bateau coulait.

Nicolas Boukhrief : Plus personne ne parlait de cinéma. C'était plus Kassovitz le people qui était contesté que le cinéaste. Le film était clivant, mais de là à ce qu'il soit massacré par 80 % de la critique… Il y a dedans des qualités de cinéma et de mise en scène très supérieures à la moyenne de ce qu'il y avait en France à l'époque. Mathieu, ça l'a cassé. Il lui a fallu vingt ans pour revenir vraiment au film politique avec L'Ordre et la morale. Le déni de talent était fou.

Mehdi Benoufa : Je l'ai forcément vécu différemment, moi j'étais hyper content d'aller à Cannes. On se retrouvait dans des hôtels de luxe, bien entourés, chouchoutés. C'était le summum vu d'où je venais. Mais j'étais en stress total face aux journalistes, je n'arrivais pas du tout à répondre à leurs questions.

Nicolas Boukhrief : Serrault s'est mis en colère à la conférence de presse. Il s'est battu pour le film. Mais s'il n'était pas sorti à Cannes, ça aurait tout changé.

Christophe Rossignon : On a sorti Assassin(s) le 16 mai, dans la foulée du coup de massue qu'on s'était pris dans la tronche. Super ! Au final on a fait un peu plus de 400 000 entrées, ce qui serait pas mal aujourd'hui mais à l'époque c'était décevant. On avait fait un peu plus de deux millions avec La Haine… On était peut-être un peu naïf, on y croyait parce qu'on avait un film politique, un film coup de poing qui disait quelque chose sur la société. Ces films-là marchaient à l'époque.

Nicolas Boukhrief : L'idée que l'hystérie des médias peut générer des conséquences sur notre réalité est devenu un débat ouvert, permanent. Je trouve que Mathieu a eu une belle intuition de se demander jusqu'où l'image – à l'époque télévisuelle, aujourd'hui on dirait numérique – peut devenir une réalité plus puissante que la réalité dans laquelle nous évoluons.

Mathieu Kassovitz : Je crois que le film est toujours d'actualité. Assassin(s) va très bien avec l'élection de Trump. Un môme de dix ans qui aura quatorze ans à la fin du son mandat, comment il va faire s'il n'est pas bien éduqué à l'image ? Si je devais refaire le film, je serais peut-être plus fin. Mais je serais encore plus violent. Enfin si c'est possible…