KMBO

Lucky sort en salles trois mois après la mort de Harry Dean Stanton, l’un des plus grands seconds couteaux de l’histoire. Forcément, c’est un peu émouvant. 

Tout au long de Lucky, il est question d’une tortue centenaire, propriété d’un gentleman excentrique interprété par David Lynch, qui, après plusieurs décennies paisibles passées aux côtés de son maître, a profité que la barrière du jardin soit ouverte pour foutre le camp. L’analogie est suffisamment appuyée pour qu’il n’échappe à personne que cet animal tenté de prendre la poudre d’escampette est une âme sœur de Harry Dean Stanton lui-même. L’acteur américain à la « gueule de chercheur d’or » (comme le disait magnifiquement le journaliste Philippe Garnier dans une nécrologie écrite pour Libération) est la star et le sujet de Lucky, dans la peau fripée d’un vieil homme, 90 ans et des poussières, vivotant dans un patelin paumé au milieu du désert, suivant scrupuleusement le même programme quotidien, sans ambition démesurée : réveil, exercice physique, café, clope, glande devant les jeux télé, clope, balade jusqu’à l’épicerie du coin, Bloody Mary avec les copains, une dernière clope, dodo. Et ainsi de suite, chaque jour que le Bon Dieu fait. Lucky (c’est son nom) a une révélation le jour où il tombe dans les pommes, comme ça, sans raison. Le médecin lui assure qu’il n’est pas malade, non, tout va bien, même pas un petit cancer des poumons, malgré les deux paquets par jour. Pourtant, la soudaine prise de conscience de sa mortalité va faire dérailler son train-train quotidien.

Ritournelle mariachi
Flâneur, le film se contente la plupart du temps de regarder Harry Dean Stanton faire ce qu’il fait (faisait) le mieux : rien de spécial. Juste être là, habiter l’espace de sa présence mi-inquiétante mi-amusée, marmonner des trucs, parfois sourire à pleines dents, en retroussant lentement les lèvres. Et puis pousser la chansonnette (sa spécialité) comme il le faisait dans Luke la main froide, Le Récidiviste, dans quasiment tous ses films en fait. En l’occurrence, ici, une ritournelle mariachi à vous fendre l’âme. À part ça, Lucky, avouons-le, tourne un peu en rond. Il lui manque un je-ne-sais-quoi, peut-être bien une, euh… intrigue ? À l’exception du suspense autour de la tortue égarée de David Lynch, ne cherchez pas, y en a pas. L’homme derrière la caméra, John Carroll Lynch (aucun lien) ne s’intéresse à rien d’autre qu’à Harry Dean. C’est sans doute lié au fait qu’il est lui-même principalement connu comme acteur de second plan. Il jouait le mari de Frances McDormand dans Fargo, le gros bonhomme patibulaire suspecté d’être le tueur fou de Zodiac… Ça y est, vous le remettez ? Pour des gens comme lui, Harry Dean Stanton est le saint patron, la figure tutélaire absolue, l’empereur des character actors, leur père à tous. 200 films au compteur, une Palme d’or pour son seul et unique premier rôle (Paris, Texas), des apparitions chez Peckinpah, Huston, Coppola, Milius, Carpenter, Scorsese… La plus grosse cote d’amour du métier, et un festival qui porte son nom dans son Kentucky natal (il devait y avoir une drôle d’ambiance cette année).

Image indélébile
Le respect et l’amour de John Carroll Lynch pour Stanton fait qu’on ne peut pas s’empêcher de regarder Lucky la larme à l’œil. C’était censé être un hommage, c’est devenu une eulogie. D’autant plus émouvante si on a en tête les séquences soufflantes tournées par Lynch (l’autre, David) dans la dernière saison de Twin Peaks, diffusée l’été dernier, où le cinéaste à la banane argentée semblait déjà dire adieu à son vieil ami (quatre films ensemble, de Sailor et Lula à Inland Empire), en le filmant simplement sur un banc, contemplant le ciel, ébahi, comme stupéfait d’être encore en vie. Cette image indélébile plane au-dessus de Lucky. C’est encore à elle que l’on pense quand Harry Dean Stanton, dans les dernières minutes du film, contemple l’horizon, s’allume une dernière clope, puis sort du cadre, en souriant.