Jennifer Decker
Pyramide

Rencontre avec l'actrice d’Un beau voyou de Lucas Bernard.

Pensionnaire de la Comédie Française depuis 2011, son charme espiègle et son jeu d’une liberté folle justifient à eux seuls la découverte toute affaire cessante d’Un beau voyou de Lucas Bernard. Retour sur un parcours entamé voilà près de 20 ans.

Par Thierry Cheze

A tous ceux qui n’ont pas la chance de se rendre régulièrement à la Comédie Française, Un beau voyou, le premier long métrage de Lucas Bernard, va offrir un beau cadeau de Noël avec quelques jours de retard. La découverte sur grand écran d’une actrice qui rayonne sur les planches mais se fait bien plus rare au cinéma depuis son entrée comme pensionnaire au sein de la Maison de Molière. Comme une boucle qui se boucle

Car c’est bel et bien le cinéma qui, au départ, a donné à cette pétillante brune l’envie de devenir comédienne : "Des comédies musicales que je regardais en boucle comme Chantons sous la pluie mais aussi des Buster Keaton, des Chaplin. Des films qui me donnaient l’impression que ce qui s’y passait était plus fou que la vie au quotidien." Mais déjà, une première fois, le théâtre va le rattraper. Son prof de théâtre au lycée, Pierre Notte (Moi aussi je suis Catherine Deneuve) la présente à Irina Brook et lui permet de décrocher en 2001 son premier premier rôle : Juliette dans Juliette et Roméo. "On l’a joué 135 fois et ce fut un apprentissage hors du commun. Je n’ai jamais connu l’ennui sur scène. Car chaque soir est réellement différent, même ceux où on arrive crevés et où on n’a pas forcément envie d’y aller." Sa prestation remarquée lui vaut de trouver un agent et de se retrouver dès la fin de la pièce devant des caméras mais sans jamais retrouver la même intensité que ce qu’elle vient de vivre. "Je découvre la télévision et le cinéma, avec beaucoup de passages à vide et de manques. Et peu de rencontres artistiques, peu d’œuvres plus grandes que moi. Malgré des exceptions bien sûr comme le Hellphone de James Huth qui, pour le coup, possède un vrai univers exaltant".

Et puis 7 ans plus tard, le théâtre va revenir. A Vidy- Lausanne où elle avait débuté avec Irina Brook, elle joue Romain Gary- Louis Jouvet  1946- 1951 de Romain Garran. Et qui se trouve dans la salle ? Son ange gardien, Pierre Notte, qui lui propose dans la foulée Les couteaux dans le dos, Les ailes dans la gueule. Avec là encore un succès qui s’étalera sur près de 2 ans et permettra à son destin de basculer. Grâce à qui ? Encore et toujours Pierre Notte. "Pierre a été Secrétaire Général de la Comédie Française. Il connaissait donc son administratrice Muriel Mayette et l’a invitée à venir voir la pièce. Elle l’a fait à plusieurs reprises et m’a appelé en 2011 pour passer une audition avec Catherine Hiegel qui cherchait la remplaçante de Marie- Sophie Ferdane dans L’Avare." Ces essais seront gagnants. Et elle va alors vivre un double rêve : jouer face à Denis Podalydès – "un acteur hors du commun qui est depuis un allié formidable car je sais qu’il parle de moi partout" – et faire son entrée dans la Maison de Molière. "Pour moi qui y étais abonnée à 13 ans avec ma mère, faire partie de la troupe de la Comédie Française était un rêve inavoué car inaccessible : j’étais persuadée qu’il fallait obligatoirement sortir du Conservatoire". Et sur place, depuis 2011 donc, elle se régale au quotidien. "J’ai l’impression d’avoir commencé à apprendre mon métier à 28 ans. Rien ne peut remplacer la joie des répétitions, la puissance des textes que j’ai eu la chance d’y jouer (Phèdre, Dom Juan, Antigone, Hamlet, La double inconstance, Les damnés…) mais aussi ce principe de la troupe permettant de se retrouver à incarner des personnages qui n’étaient pas pour soi au départ."

Seul hic, cet engagement rend sa présence au cinéma forcément plus rare. "Il revient comme une cerise sur le gâteau. Sa rareté en fait une fête. Je le prends comme une chance au milieu du théâtre, mon quotidien génial depuis 7 ans." Un beau voyou, son rôle le plus important devant une caméra depuis longtemps, réunit d’ailleurs un casting de comédiens très présents sur les planches comme elle : Charles Berling, Swann Arlaud et Jean- Quentin Châtelain. Tout sauf un hasard tant Lucas Bernard développe dans ce premier métrage une langue et des effets de dialogues singuliers à qui ces habitués des grands textes donnent vie avec un naturel de chaque instant. Jennifer Decker y campe ainsi la petite amie du personnage central, voleur de tableau atypique, bien plus intéressé par l’élégance dans l’exécution du larcin que par le fruit de celui- ci. Et chacune de ses scènes se déguste sans modération tant on ne sait jamais ce qu’elle va y faire, comment elle va réagir. Un Zébulon au charme fou car jamais enfermée dans son monde mais toujours dans la logique azimutée du récit. "Le scénario de Lucas offre une liberté folle. A l’intérieur de ses mots, il y a déjà le corps de la distance et du second degré. Dès la lecture, j’ai adoré qu’il ne cherche pas à être efficace avec son intrigue mais à privilégier le côté intriguant de ses personnages quelque peu en marge et la manière dont ils sont traversés par la vie."

Le résultat donne forcément envie de retrouver Jennifer Decker plus régulièrement au cinéma. Et ça tombe bien : elle passe depuis quelque temps de plus en plus d’essais. "Mais le cinéma reste toujours pour moi un art plus irréel que le théâtre. Un art plus technique où on peut tricher beaucoup, parfois même parler à un scotch qui remplace un partenaire qui ne vous donne pas la réplique", explique t’elle en riant. "J’y ai plus l’impression d’être le chaînon d’une œuvre collective et je suis d’ailleurs toujours surprise quand je découvre le résultat final. Alors qu’au théâtre, je participe à la création de A à Z, dans un work in progress permanent que je trouve fou et génial." Elle laisse un temps. "J’ai l’impression d’apprendre mon métier au théâtre et de vivre un grand rêve au cinéma." Espérons pour nous, spectateurs, qu’elle en vive de nombreuses dans les années à venir.

Bande-annonce d'Un beau voyou :