Après le décevant Tromperie, Desplechin revient en grande forme avec un film où il explore les histoires d’amour/haine familiales avec une dextérité toujours aussi fascinante. Marion Cotillard y trouve un de ses plus beaux rôles. Elle ferait un magnifique prix d’interprétation cannois.
A ceux qui aiment Arnaud Desplechin, le Festival de Cannes 2021 avait laissé un goût amer. Tromperie, sa rencontre tant attendue avec Philip Roth, ce projet qui le hantait depuis plus de quinze ans, avait déçu. Car un élément y faisait cruellement défaut : ce sens du romanesque qui habite habituellement son cinéma, cette ampleur dans la description des sentiments humains, dans les échanges tourmentés entre ses personnages.
On comprend d’emblée que cette hauteur de vue, cet élan sont de retour avec Frère et Sœur qui s’ouvre par un double mouvement saisissant, posant en quelques minutes ses personnages et la situation. D’une part, une veillée funèbre où l’on découvre Louis (Melvil Poupaud, merveilleux), inconsolable de la mort soudaine de son fils jusqu’à ce que ses larmes se transforment en rage quand débarque Alice (Marion Cotillard), sa sœur qu’il n’a pas vue depuis des années et qui n’a jamais rencontré son neveu. Il lui ordonne violemment de repartir et de ravaler ses larmes qu’il juge de crocodile. D’autre part, un double accident sur une petite route de campagne, de la même brutalité extrême, qui plonge leurs parents dans le coma et va forcer ce frère et cette sœur que rien ne semblait devoir un jour réunir à se recroiser, après vingt ans de haine mutuelle.
Frère et Sœur va alors s’employer à raconter, au fil de flash-back orchestrés avec soin, les raisons de ce déchirement qui a fait imploser leur famille et leurs proches, sommés de choisir entre les deux camps. Mais sans pour autant lever entièrement le mystère sur celles-ci. Comme si, au fond, aucune explication ne serait jamais satisfaisante pour comprendre ce sentiment viscéral. On se retrouve ici en terrain familier dans la filmographie desplechienne. Ces chroniques familiales dont le déchirement constitue le moteur, comme dans La Vie des morts, Rois et Reine et Un conte de Noël. Mais aussi l’autofiction et ses dommages collatéraux, car Louis, poète, parsème ses œuvres de règlements de compte avec sa sœur, actrice réputée que l’on interroge dans les interviews sur la véracité de ses propos et la manière dont elle les perçoit. Et pourtant, Frère et Sœur ne répète jamais ce qu’on a déjà pu voir chez le cinéaste. Notamment car, contrairement à ses habitudes, les scènes explosives y sont rares ou en tout cas détournées.
La première fois qu’Alice dit à Louis qu’elle le hait, elle le fait dans un immense éclat de rire, comme si au fond tout cela n’était qu’un jeu. Dans Frère et Sœur, on sourit pour cacher sa peine, on se tait puisqu’aucun mot ne peut traduire la violence de ce qu’on ressent. Et quand soudain, la parole reprend le dessus comme un volcan endormi se réveille, le moment vous scotche de brutalité, comme quand Louis prend à partie Joseph (Max Baissette de Malglaive, saisissant), le jeune fils d’Alice, pour ne l’avoir jamais défendu contre sa mère alors qu’il ne cesse de lui répéter qu’il l’aime. Et cette logorrhée d’une violence totalement disproportionnée face à cet enfant exprime tout ce qu’il n’osera jamais dire à sa mère, tout ce qui le ronge depuis des années, tout ce qui l’empêche de tendre une main. Par orgueil peut-être. Par refus de perdre à ce jeu dangereux sans doute.
DES SCÈNES QUI HANTENT
Tout le film est construit jusqu’à cette rencontre entre Louis et Alice qui, quand elle se produit, alors qu’ils ont pris bien soin de ne jamais se croiser au chevet de leurs parents, se déroule dans le contexte le plus trivial possible. Par hasard, dans un supermarché, où, symboliquement, leurs deux têtes vont se cogner. Mais, pour en arriver là, quel voyage ! Combien de scènes qui vous hantent longtemps après être sorti de la salle. Un fils qui reproche à ses parents d’avoir choisi sa sœur contre lui. Ou encore le meilleur ami de ce frère, psy (Patrick Timsit, poignant), qui voit débarquer dans son cabinet cette sœur dont il est fou amoureux en secret et qui, alors qu’elle vient juste se faire prescrire des médicaments pour pouvoir continuer à jouer sa pièce, essaie de lui faire raconter ses tourments, de tisser un lien dont il sait pertinemment qu’il ne peut exister.
UN CINÉMA CÉRÉBRAL
Desplechin aime chacun de ses personnages sans exception. Et leur flamboyance naît du regard qu’il porte sur eux et qu’il nous transmet. Évidemment, on retrouve dans Frère et Sœur l’élégance de sa mise en scène, la puissance et la profondeur des dialogues et des situations imaginés avec sa coscénariste Julie Peyr. Mais ce qui frappe est la manière dont, comme rarement, Arnaud Desplechin s’emploie à transcender cette cérébralité qui constitue intrinsèquement son cinéma, pour aller plus frontalement sur le terrain de l’émotion, pour la laisser s’installer quand elle surgit et pour permettre au spectateur de s’en emparer. Un geste qui sonnerait faux sans l’autre pilier central de son œuvre. Son amour pour les comédiens qui se traduit en acte. D’abord par le mélange des familles qu’il réunit et qui n’en font naturellement qu’une devant sa caméra. Comme le symbolise le jeu d’un Patrick Timsit – a priori loin de son univers – à qui il ne demande pas une composition à la Tchao Pantin mais d’aller simplement plus profondément dans cette humanité qu’on a déjà vue à l’œuvre chez lui dans Marie-Francine ou J’irai où tu iras.
Desplechin sait regarder ses comédiens comme peu de ses confrères. Et quand il les emmène ailleurs que sur leur terrain de jeu habituel, il le fait sans que cela paraisse une performance. Marion Cotillard le retrouve pour la troisième fois après Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle) et Les Fantômes d’Ismaël. Et cette nouvelle page écrite à deux se révèle tout à la fois la plus délicate et la plus somptueuse. Celle qui n’a pourtant pas manqué jusqu’ici de personnages forts trouve ici l’une des plus belles partitions de sa carrière où la puissance de son explosivité est en permanence contenue et s’exprime plus dans des éclats de rire ou des regards éperdument perdus que dans des déflagrations impétueuses. Redécouvrir une actrice qu’on pensait connaître par cœur, c’est aussi cela la magie Desplechin.
Frère et soeur, d'Arnaud Desplechin, avec Marion Cotillard, Melvil Poupaud, Patrick Timsit... Actuellement au cinéma
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