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Les Salauds, le nouveau film de Claire Denis, est sorti le 7 août dernier : un polar sombre, dense et dérangeant où Vincent Lindon explore des secrets de famille face à Chiara Mastroianni dans les ténèbres d'un appartement hausmannien. Au micro de Première, la réalisatrice, qui avait présenté son film à Cannes 2013 dans la sélection Un certain regard, nous a parlé de sexe, d'inceste, de tabou, de voyeurisme et de l'avenir du cinéma français.Sur Akira Kurosawa et William Faulkner"Le titre vient de Kurosawa : Les Salauds dorment en paix. On dit ça à distance, après coup. "Ah, les salauds." Je ne voulais pas dire que les Français sont des salauds, hein. Le point de départ : quand Maraval m'a dit d'écrire un truc simple, situé à Paris. Lindon me fait penser à Toshiro Mifune dans les films de Kurosawa. il a tout du héros : le physique, la masse... Mais il est cassé à la fin. L'héroïsme ne suffisait pas à empécher ce qui arrive. Le reste, l'hisroire d'inceste que j'ai piquée chez Faulkner, hélas de tous temps. Dans une histoire d'inceste au premier rang il y a les mères, qui ne veulent pas voir, qui ne peuvent pas voir... Après il y a l'histoire d'un marin qui ne peut pas connaître les siens. C'est l'origine des Salauds."Sur l'inceste et le tabou"Ce qui est révoltant, révulsant peut arriver. Quand ça arrive, c'est de la tragédie. De tous temps les hommes se sont posés la question du tabou. Comme dans la tragédie grecque : le fils et la mère, le mari qui ne revient pas chez lui, le défi de la fille au père... On n'est pas obligé d'être helléniste pour ne pas être rempli inconsicemment de ces histoires. Quand on lit les faits divers, "il a fait sept enfants à sa propre fille dans la cave ? Et la mère elle a rien vu ?" Ca donne envie de vomir, on se dit c'est des attardés mentaux des alcoolos, mais est-on si loin de la tragédie grecque ? Ici ce sont  des faits divers sur des attardés des demeurés, quand Euripide nous en parle ce sont des demi-dieux. Dans Les Salauds, on voit quoi ?  Un épi de maïs avec du sang, une jeune fille nue avec du sang. mais je me suis dit si je montre pas la fin, je ne pouvais pas montrer les images qui précèdent. Si on veut raconter ça, il faut aller au bout -mais je ne voulais pas montrer tout, pas montrer le geste de la main du père entre les jambes de sa fille. Le cinéma ne le demande pas. Ce film-là ne le demandait pas. Le geste dela fille qui appelle son père avec sa main suffisait à montrer que le tabou avait été franchi."Sur le tournage des scènes de sexe"Avec Lola Creton ça a été très facile. Je l'ai aimée instantanément, comme Grégoire Colin au même âge. Elle m'a fait confiance. Chiara et moi on se connaît depuis pas mal d'années, mais elle est timide, donc elle est pète-sec. J'aime que Lola soit belle, nue dans la scène d'ouverture, avec du sang entre les jambes. Pour tourner cette scène on a fermé une rue, on l'a inondé. Toute l'équipe était dans une tente. Lola était recouverte d'un gros manteau, on lui enlevait dès qu'on disait moteur, et on la recouvrait dès le "coupez". J'avais choisi une rue près du Jardin des plantes sans aucune habitation, afin qu'elle soit vue par le minimum de gens possibles et que personne d'étrange ne mate. Lola a accepté parce qu'elle était en sécurité. Lola n'est pas du genre à dire oui automatiquement. La scène de la vidéo : tournage en très petit comité. Une caméra fixée en haut, des miroirs, une équipe technique réduite à trois personnes. Et pas d'écran de contrôle. C'est important quand on demande à quelqu'un de faire quelque chose de difficile face à la caméra : si le réalisateur est derrière son écran ça donne l'impression que c'est dégueulasse. Alors que si on est à côté de la caméra, on ressent la nudité, on ne la contrôle pas. On ne se protège pas par l'écran. On sait quand s'arrêter. L'écran, c'est fait pour filmer des parkings, pas des gens nus. Pareil quand Vincent se jette sur Chiara, la viole presque : pas d'écran de contrôle, une seule prise. Les acteurs se jettent dans l'inconnu et toi tu es assis devant ton écran ? Ce n'est pas possible."Sur le voyeurisme"On n'est pas voyeur quand on est spectateur dans une salle de cinéma. Le réalisateur a eu le choix de couper ou pas les images horribles au montage. J'ai vu Salo ou les 120 journées de Sodome de Pasolini, ce qui m'a fait mal c'est à cause de l'empathie avec les personnages. Par contre, Les Idiots de Lars Von Trier m'a mis mal à l'aise. La scène de partouze à la fin n'était plus une simple scène de baise mais une volonté de te mettre en face d'un truc bizarre. Je ne sais pas si je suis faite pour ses films, je ne peux pas aborder le sexe d'une manière calviniste. Il me faut du romanesque. Je n'ai pas d'empathie pour les gens qui baisent en troupeau. Je comprends très les difficultés qu'a eu Kubrick pour tourner la partouze d'Eyes Wide Shut. Il faut aller au-delà de l'accouplement. Surtout s'il est vrai. Tu imagines la préparation d'une telle scène ? Près de chez mes parents il y a une boîte échangiste très célèbre. Un jour ils avaient fermé la boîte pour repeindre. Ils avaient sorti les canapés, les matelas sur le trottoir. J'ai vu à la lumière du jour un lit rouge avec les anciennes traces de sperme. Je me suis dit après la nuit avec les chandeliers, les velours, les masques, que ce n'était pas fait pour ête montré à la lumière crue du jour. C'est dégueulasse en plein jour."Sur la nudité et les prothèses de pénis"Quand j'ai tourné la scène de douche de Beau travail, je ne montrais pas le sexe des garçons. Ils étaient quand même nus. Dans Les Salauds on voit le sexe de Laurent Grévill mais il ne bande pas : on n'a pas ressenti le besoin de lui coller une prothèse de 27 centimètres. Dans Trouble Every Day, Vincent Gallo avait aussi une prothèse. Il l'a gardée et il l'a utilisée pour son Brown Bunny. On a un type qui fait des moulages de sexe et qui vend ses prothèses pour les films. Généralement les acteurs et les réalisateurs aiment bien que ça soit plus grand que naturellement. Une prothèse c'est un peu un cache-sexe : je n'ai pas envie de savoir à quoi ressemble en vrai celui de Gallo. (rires) On ne filme pas non plus les actrices les cuisses entrouvertes. La nudité doit rester belle, esthétique. Quand Lola marche dans la rue, elle est habillée de lumière dorée et rouge. Je n'ai pas l'impression qu'elle est nue. Il ya la nudité et demander à quelqu'un de se mettre à poil. Grosse différence. Dans Vendredi soir, j'étais tellement heureuse de dévoiler le corps de Valérie Lemercier, elle qui est si pudique et qui a un si beau corps."Sur la réception cannoise et les mauvaises critiques"La projection du soir -pas celle pour la presse- a été très bonne. Applaudissements très prolongés. Je ne m'y attendais pas. Je me suis demandé si j'avais franchi une frontière sans m'en apercevoir. Et puis les critiques ont commencé à tomber dès le lendemain... Je ne les ai pas comprises tout de suite parce que je ne comprenais pas bien pourquoi on me reprochait la fin du film. Le film montre peu d'images trash. A l'étranger, on trouve que c'est mon meilleur film. Je n'essaie pas de comprendre. Je suis encore dans un stade où je ne peux pas voir le film. Je suis encore dans la phase des soucis de montage. Jean-Philippe Tessé des Cahiers du cinéma m'a dit que le film était sordide et glauque. Je ne l'ai pas vu comme ça. Le sordide, le glauque, c'est des trucs comme piquer de l'argent dans le portefeuille de sa vieille mère malade qui a une retraite minable, c'est tabasser un clochard ivre mort dans la rue. Les tabous ne viennent pas du sordide.  : l'humanité a dressé des tabous (genre interdire l'inceste pour ne pas avoir d'enfants dégénérés) pour organiser la société. Le tabou est civilisation. Donc je n'ai pas vu de sordide dans mon film. Même Trouble Every Day ne parlait pas de cannibalisme mais de passion brûlante. Le sadisme ne m'intéresse pas.  Comme Maraval avait dit que le film était fait à l'arrache, certains me l'ont reproché. Moi je suis lente pour faire un film. Maraval m'a pressée, m'a dit tu tournes cet été et puis c'est marre. Ca a peut-être irrité les Français que quelqu'un comme Maraval se permette de faire un film "à l'arrache"."Sur les femmes et le financement des films"La seule chose qui me ferait horreur c'est qu'on me dise que je ne puisse plus faire de films ou que j'aurais moins d'argent parce que je suis une femme. Souvent je suis moins payée que les hommes, remarquez. S'il y a une bataille à faire, c'est l'égalité des salaires. Et financer les films en amont comme disait Hazanavicus. S'il y a un énorme budget et des stars, normal que les salaires soient élevés -mais si le film est un bide ? Pourquoi les réalisateurs et producteurs sont punis en cas d'échec et pas les acteurs qui continuent à cavaler avec des salaires de dingue ? Un acteur a tout intérêt à rentrer dans l'économie d'un film. Les acteurs qui comprennent comment coproduire font les meilleurs films. Je n'avais pas travaillé avec Vincent Lindon depuis Vendredi soir en 2002. Il a dit à Maraval : "je fais le film et s'il le faut je mets en participation" (NDLR : se dit d'un acteur qui accepte d'être moins payé pour un film et mise sur les recettes potentielles). Ca a beaucoup aidé à lancer la machine, mais c'est pas pour autant qu'on a eu une chaîne de télé tout de suite. D'après Maraval, Depardieu a aussi coproduit le film Welcome to New York d'Abel Ferrara. J'ai vu la bande-annonce. Je n'en pense rien parce que c'était la veille de la projo de mon film et que j'étais dans un état de tétanie, de perte de confiance. Je n'ai pas lu la deuxième tribune d'Hazanavicius puisque j'étais en Inde. La première tribune de Michel avant Cannes je la trouvais formidable. On ne peut toucher à quelque chose qui fait travailler beaucoup de gens. Une chaîne de métiers encore artisanale, fondé sur le savoir-faire. Ce n'est pas comme si le cinéma n'avait pas d'avenir. Ca marche."Sur l'avenir du cinéma français"Je vais mettre le cinéma à part de la culture. Le cinéma français a été remis en route après la Seconde guerre mondiale par un système absolument génial, puis le CNC et l'avance sur recettes... Je ne sais pas si le cinéma c'est de l'art ou de la culture, c'est plutôt le reflet d'un pays, d'une culture -pas de "la Culture". Les pays qui ont perdu leur cinéma ont perdu beaucoup. Par exemple : en Inde ils ont gardé leur cinéma, ils l'ont développé. Il leur renvoie une image d'elle même très forte. L'Italie a perdu cette image d'elle-même. Aurélie Fillipetti et le Ministère peuvent dire ce qu'ils veulent. Le cinéma a déjà un système hyper autonome, que beaucoup de pays d'Europe nous envient. Toucher au système du cinéma tel qu'il est, c'est comme si vous inventiez le presse-purée Moulinex et que vous le jetiez par économie."Propos recueillis par Sylvestre Picard (@sylvestrepicard)Bande-annonce des Salauds :